Mohamed Saïl (1894-1953): l’anarchiste algérien qui a fait trembler les puissants
Entretien avec l’universitaire Francis Dupuis-Déri
Dans l’histoire des luttes de libération face à l’ordre établi et aux pouvoirs dominants, un nom demeure méconnu du grand public. Cruelle injustice, il n’est pas resté gravé dans les mémoires, ni dans le marbre de l’Histoire, alors même que l’engagement héroïque de l’homme qui le portait, son extraordinaire courage, sa détermination inébranlable, sa remarquable intégrité, et sa plume acerbe auraient largement mérité qu’il le fût.
Ce nom, qui marqua fortement les esprits de son époque en proie à de violents tourments, est celui de l’anarchiste algérien Mohamed Saïl. Né en 1894 en Algérie et mort en 1953 en banlieue parisienne, ce révolté dans l’âme, farouchement anti-militariste, anti-colonialiste, anti-capitaliste, anti-fasciste, qui était chauffeur mécanicien de métier, se forgea une solide culture grâce à sa passion des livres. Il était de tous les combats, jusqu’au sacrifice suprême. Sur tous les fronts, il fut embastillé pendant 11 longues années, sans jamais capituler, sans jamais renoncer à son idéal politique.
Son exceptionnelle ténacité suscita une profonde admiration et un grand respect de tous ses camarades. Personnalité hors du commun, redoutable polémiste, fin stratège et organisateur hors pair, il fut accusé « d’insoumission et de désertion » au cours de la Première Guerre mondiale. A l’été 1936, il n’ a pas hésité à rallier le camp des anti-fascistes lors de la révolution en Espagne, tout en poursuivant inlassablement son combat contre le colonialisme et toutes les injustices sociales.
A l’occasion de la parution du livre, « Mohamed Saïl. L’ étrange étranger : Écrits d’un anarchiste kabyle » paru aux éditions Lux, Oumma a interrogé Francis Dupuis-Déri, qui a réuni et présenté les textes de Mohamed Saïl. Professeur de science politique à l’Université du Québec, à Montréal (UQAM), spécialiste des idées politiques et des mouvements sociaux, Francis Dupuis-Déri est également l’auteur de nombreux ouvrages.
Oumma
Avant de retracer le parcours unique de Mohamed Saïl, à la fois polémiste, organisateur et militant anarchiste, une première question se fait jour : comment cet homme peu instruit, né en Algérie en 1894, qui était chauffeur mécanicien de métier, a-t-il pu nouer des liens avec le mouvement anarchiste ?
On sait que Mohamed Saïl a rejoint le mouvement anarchiste en 1911, alors qu’il avait 17 ans, mais il a été difficile de déterminer clairement à quel moment précis, si ce fut avant ou après son départ d’Algérie pour la France métropolitaine. Comme les anarchistes de l’époque, Mohamed Saïl était opposé à l’État, à la police et à la guerre, au capitalisme, au nationalisme et à toutes les religions. Dans les années 1930, il s’opposera aussi au fascisme. Cela dit, je n’ai pu trouver d’informations précises expliquant où a eu lieu sa première rencontre avec l’anarchisme, ni avec qui exactement. On ne peut que spéculer, mais il faut bien se rappeler que les mouvements révolutionnaires de l’époque en Europe, qu’ils soient anarchistes ou communistes, comptaient de très nombreux ouvriers et travailleurs peu instruits, mais légitimement révoltés. Malgré un niveau de scolarité généralement plutôt bas, ces milieux organisaient des lectures de journaux à voix haute, de l’éducation aux adultes, des causeries et des conférences. Mohamed Saïl, qui n’aurait pas terminé l’école primaire, est devenu pour sa part un polémiste à la plume acérée. Il avait aussi chez lui une importante bibliothèque, dont la police dispersa les livres, lors d’une perquisition dans les années 1930.
Pour revenir aux débuts de Mohamed Saïl dans le mouvement anarchiste, peut-être a-t-il assisté à des « causeries populaires » organisées à l’époque par un petit groupe anarchiste se nommant Les Précurseurs, à Alger, dans un bar de la place du Gouvernement (quelle ironie !). Ces anarchistes n’étaient ni arabes, ni kabyles, mais quelques-uns étaient nés en Algérie, et certains étaient ouvriers. On sait aussi que Mohamed Saïl a été insoumis en France, pendant la Première Guerre mondiale. Il s’agit d’une autre piste intéressante, puisque les anarchistes en France métropolitaine ont toujours offert de l’aide pour les insoumis et les déserteurs, jusqu’au moment où le service militaire a été aboli : on les aidait à vivre en clandestinité, par exemple en leur assurant des soins prodigués par des médecins solidaires, etc.
A trajectoire extraordinaire, personnalité hors du commun. Doté d’une puissante force de conviction, d’une détermination à toute épreuve et connu pour sa remarquable intégrité, il a toujours cherché à vivre en cohérence avec son idéal politique. Il a été notamment accusé « d’insoumission et de désertion » en Normandie, lors de la Première Guerre mondiale ?
Je pense qu’on peut dire sans se tromper qu’une part importante de son anarchisme repose sur de très fortes convictions antimilitaristes. Il sera d’ailleurs accusé à plusieurs reprises par les autorités françaises, dans les années 1930, d’incitation à la désertion et de propagande antimilitariste. Il avait écrit des textes contre le militarisme dans le journal anarchiste Le Semeur contre tous les tyrans, qui consacrait justement de nombreuses pages à couvrir l’actualité des mouvements d’objecteurs de conscience qui s’opposaient au service militaire et à la conscription. Le journal avait aussi publié un reportage sur le congrès de 1931 de l’Internationale des résistant(e)s à la guerre. En 1938 et 1939, Mohamed Saïl passera plusieurs longs mois en prison pour avoir distribuer des tracts antimilitaristes. La Ligue internationale des réfractaires à tout militarisme, dont Mohamed Saïl était le trésorier, publiera d’ailleurs un communiqué pour dénoncer cette incarcération. Il faut souligner que sa critique de la guerre insiste sur des éléments que ses camarades anarchistes, également antimilitaristes, passaient souvent sous silence : la destruction et les massacres perpétrés par l’armée française en Algérie, au XIXe siècle, et l’hypocrisie du colonialisme français.
Dans son texte « L’enfer colonial », publié dans le journal Le Libertaire, en 1951, Mohamed Saïl citait ainsi un chef de bataillon français déployé en Algérie et qui écrivait, en 1843 : « Notre colonne avait mission de tout ravager sur son passage […]. En effet, on a beaucoup détruit ; des villages entiers, de grands et véritables villages ont disparu par l’incendie, et plusieurs milliers de pieds de figuiers, d’oliviers et d’autres ont été coupés. » Un autre écrivait : « les ordres étaient impératifs et j’ai cru remplir consciencieusement ma mission en ne laissant pas un village debout, pas un arbre, pas un champ. Le mal que ma colonne a fait sur son passage est incalculable. »
C’est ce type de violence de masse que la France dissimule en préférant parler, sans rire, de sa « mission civilisatrice ». De plus, Mohamed Saïl considérait le colonialisme comme hypocrite, car il imposait un service militaire plus long aux Indigènes qu’on n’hésitait pas à sacrifier sur les champs de bataille européens (des « boucheries guerrières », écrivait Mohamed Saïl), alors qu’on leur refusait l’entrée dans la métropole pour venir y trouver un emploi.
Autre démonstration de son formidable courage politique, aux premières heures de la révolution en Espagne, à l’été 1936, Mohammed Saïl n’hésite pas à prendre les armes et à rallier le camp des anti-fascistes. Avait-il trouvé là un nouveau grand combat à livrer, à sa mesure, aux côtés de nouveaux frères d’armes ?
Oui, Mohamed Saïl était très engagé dans le combat antifasciste, dans les années 1930. Il a d’ailleurs participé en février 1934 à Paris, avec des milliers de compatriotes algériens, aux contre-manifestations s’opposant aux défilés des milices fascistes et de ligues royalistes et catholiques. Il faut bien comprendre que les anarchistes s’opposent aux armées étatiques, car elles protègent les intérêts des classes supérieures et que les guerres menées par les États consistent toujours à sacrifier les pauvres au nom de la défense d’intérêts prétendument supérieurs, qui ne sont en réalité que ceux de l’élite. Mais des anarchistes n’hésitaient pas pour autant à rêver d’une révolution armée, pour abattre l’État et le capitalisme.
En 1936 en Espagne, une tentative de coup d’État va entrainer une longue guerre civile, pendant laquelle les forces révolutionnaires vont tenter de fonder une nouvelle société plus égalitaire et libertaire. C’est ce qu’on appelle la Guerre d’Espagne. Mohamed Saïl y a vu une occasion extraordinaire de participer à une vraie révolution, en plus de combattre le fascisme. Malheureusement, il sera blessé à la main et rapatrié en France, et les séquelles l’empêcheront de poursuivre son métier de mécanicien. Il travaillera par la suite comme réparateur de faïences, et continuera à écrire dans des journaux anarchistes.
Durant l’occupation allemande, au cours de la Seconde Guerre mondiale, il se serait découvert, dites-vous, « une vocation de fabricant de faux papiers ».
Oui, mais malheureusement je n’ai pas trouvé plus d’information à ce sujet.
Revenons sur l’idéal anarchique vers lequel tendait Mohamed Saïl. Comment peut-on le situer par rapport aux figures traditionnelles européennes de l’anarchisme, tels que Proudhoun, Bakounine ou encore Kropotkine?
Mohamed Saïl n’a pas publié de livre ou de traité qui présenterait sa théorie générale sur l’anarchisme, comme c’est le cas pour ces trois anarchistes célèbres. Ses écrits sont surtout des critiques du système étatique et capitaliste, et du colonialisme, mais il a peu écrit sur sa société idéale, libre. On sait, cela dit, que Mohamed Saïl s’identifiait à la tendance lutte de classe et donc au « communisme libertaire », qui priorisait l’auto-organisation de la classe ouvrière comme force révolutionnaire. Cela dit, son texte sans doute le plus célèbre, « La mentalité kabyle », publié dans Le Libertaire en 1951, reprend la méthode proposée par Pierre Kropotkine dans son excellent livre L’Entraide, qui consiste à rappeler comment vivaient les peuples un peu partout sur la planète, y compris en Afrique du Nord.
Ce rappel permet de démontrer que l’anarchisme est non seulement possible, mais qu’il correspond même à une forme politique et anthropologique très répandue dans l’histoire humaine. Kropotkine évoquait, entre autres, l’expérience de la djemaa, cette assemblée populaire de Kabylie, pour démontrer que les peuples ont la capacité de s’autogouverner. Mohamed Saïl rappelait lui aussi la longue tradition des assemblées populaires de villages, qui organisaient le travail et le partage des ressources en commun, selon le principe de l’entraide. Il rappelait aussi l’esprit d’ouverture du peuple en Algérie et en Kabylie, avant que le colonialisme impose des logiques contradictoires et que se développe, en réaction, un nationalisme et un islamisme sectaires et dogmatiques. Mais Mohamed Saïl n’était pas naïf. Il comprenait que l’histoire d’un pays peut mener le peuple dans une bonne ou une mauvaise direction, selon les rapports de force à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Mohamed Saïl n’hésitait jamais à critiquer très sévèrement ses frères en Algérie qui manipulaient le peuple, à l’aide de la religion ou du nationalisme, pour servir leurs propres intérêts mesquins.
Plus concrètement, Mohamed Saïl participa toute sa vie à des organisations anarchistes nord-africaines, par exemple la Fédération nord-africaine qui avait un rôle d’information, d’éducation et de mobilisation. Il a aussi été le responsable de La Tribune nord-africaine, un supplément en insert dans le journal anarchiste Terre libre, dans les années 1930. La police de Constantine surveillait d’ailleurs les colis que Mohamed Saïl expédiait vers l’Algérie.
Mohamed Saïl était bien sûr engagé pleinement dans la lutte anti-coloniale, la lutte de libération qui revêtait sans nul doute une importance capitale à ses yeux. Comme vous le mettez en lumière, « la colonisation était aussi un contexte où les plus ambitieux et les plus malhonnêtes vendaient leur âme et leurs frères pour quelques avantages ».
Tout à fait, et la grande majorité des textes de Mohamed Saïl ont pour sujet la colonisation française en Algérie, dont il propose une critique radicale. Oubliez le mythe de la générosité de l’État français qui a offert écoles et routes aux misérables d’Algérie. L’anarchiste kabyle rappelle qu’au contraire, les colonisateurs ont détruit le réseau scolaire existant pour le remplacer par quelques écoles insuffisantes, que la plupart des villages étaient privés de routes et ne voyaient passer aucun train, et que la vie en général était misérable du fait de la colonisation, et non l’inverse. C’est d’ailleurs pour cela que Mohamed Saïl, et bien d’autres Algériens de son époque, ont migré vers la Métropole, comme il l’explique dans ses textes : même si la situation en France n’était pas rose, c’était tout de même mieux qu’au village ou même dans les grandes villes d’Algérie.
Mohamed Saïl meurt quelques mois avant la révolution algérienne de 1954. Gageons qu’il aurait certainement pris part au combat pour l’indépendance de son pays. Comment expliquez-vous qu’en dépit de son impressionnant parcours et de tous les nobles combats qu’il a menés, il demeure encore à ce jour totalement méconnu en Algérie ?
il est toujours plus difficile d’expliquer pourquoi un personnage historique n’est pas reconnu, que l’inverse ! Précisons tout de même que je ne suis pas le premier à proposer une ré-édition de ses textes, même si cette anthologie publiée par les éditions Lux, à Montréal (Canada), est la plus complète. La Fédération anarchiste en France avait republié quelques-uns de ses textes en 1994, sous forme de brochure, et les éditions Ravage avaient aussi lancé une anthologie en 2019. En 2018, L’Algérie patriotique a publié un bref article au sujet de Mohamed Saïl, et des activités en sa mémoire ont eu lieu en 2016, à la bibliothèque communale de Tibane. À l’occasion, une plaque a été apposée sur le mur de sa maison natale, à Taourirt, en Kabylie.
Mais c’est vrai que Mohamed Saïl reste peu connu, malgré ces efforts de saluer sa mémoire. Bref, on peut évidemment avancer quelques explications quant à ce manque de reconnaissance. Premièrement, comme vous le dites, il n’a pas participé à la révolution algérienne, et n’a donc pas pu en être l’un des héros. Deuxièmement, il était anarchiste, ce qui n’est pas la meilleure carte de visite pour être admis dans le cercle de nationalistes plutôt socialistes, puis ensuite de politiciens qui s’identifient à l’islam (ou à toute autre religion, d’ailleurs), ni dans des programmes scolaires à saveur nationaliste qui vantent les réalisations des chefs d’État. Enfin, et comme je le mentionnais, il n’a pas signé de livres, mais plutôt des articles écrits en français, dans des journaux anarchistes, donc bien loin des réseaux et des milieux culturels et littéraires plus connus et reconnus.
Selon vous, Mohamed Sail, ce valeureux héros tombé malheureusement dans l’oubli, peut-il être une précieuse source d’inspiration pour les jeunes générations ? Une jeunesse qui marche sur ses pas sans le savoir, engagée, comme lui, dans les luttes anti-coloniale, anti-raciste, dans l’espoir de bâtir un monde plus juste et solidaire.
Je ne peux parler pour les autres, ni pour les jeunes… mais il m’inspire assurément. Je disais justement à ma conjointe, il y a quelques jours, que j’étais triste de ne pas l’avoir connu, car j’aurais bien aimé m’attabler avec lui pour échanger au sujet des débats de l’heure. J’aurais aimé l’avoir comme camarade, comme ami. Bref, Mohamed Saïl me manque, si je puis dire… Je crois que ses écrits peuvent assurément être une source d’inspiration pour qui veut mieux comprendre le passé colonial français, mais aussi pour celles et ceux qui s’opposent aujourd’hui aux élites qui nous étourdissent, aussi bien en France qu’en Algérie et ailleurs, avec des discours religieux, nationalistes et militaristes dogmatiques qui nous divisent et nous affaiblissent, pendant qu’elles font la fête et s’enrichissent en tournant le dos à la pauvreté, la misère et la souffrance des peuples.
Propos recueillis par la rédaction Oumma
Oumma, 17 décembre 2020.
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