Altérophobies toxiques
Au printemps dernier, Dominique Payette sonnait l’alarme. Dans Les brutes et la punaise, récompensé par le prix des Libraires 2020, elle dévoilait d’un ton contenu l’ampleur du rôle joué par les agitateurs des radios-poubelles dans la dégradation des conditions du débat public de la vieille capitale. Elle révélait du même souffle la relative impunité dans laquelle, jusqu’à tout récemment encore, ces animateurs pouvaient prêter leur voix au populisme de droite en proférant des appels à peine voilés à la misogynie ou à la xénophobie, entre autres.
Cet automne, c’est au tour de Sébastien Fontenelle d’analyser la façon dont certaines figures intellectuelles bien en vue de l’Hexagone, par la tribune qui leur est accordée dans les grands quotidiens ou sur les chaînes radiophoniques de large diffusion, attisent les passions altérophobes et sèment la haine de l’Autre. Du Québec à la France, même combat, mêmes mécanismes d’attaque, mêmes stratégies défensives : les tribuns se définissent comme des libres penseurs, ramant à contre-courant d’une bien-pensance rampante ; ils se prévalent de leur droit à la liberté d’expression quand fusent les accusations de propagande réactionnaire ; ils se posent en victimes bâillonnées par la rectitude lorsqu’ils se font semoncer.
Les empoisonneurs se nomment Éric Zemmour, Renaud Camus, Alain Finkielkraut et Hélène Carrère d’Encausse. Ils sont journaliste, philosophes, académiciens, lettrés, député européenne. Ils carburent à la peur, à la haine et à la zizanie. Ils conçoivent leurs colères identitaires comme une juste réponse adressée à la « tyrannie » des minorités. Sur les musulmans par exemple, Renaud Camus se fend de ce violent portrait lors d’une manifestation publique : « des guerriers envahisseurs dont le seul objectif est la destruction et le remplacement du peuple français et de sa civilisation par l’islam ».
Grand remplacement et islamo-gauchisme
Le Camus en question, nous dit Fontenelle, est l’idéateur de cette notion de « grand remplacement » qui tient d’ailleurs plutôt d’une thèse sans argument que d’un concept. L’idée assez simpliste, abondamment relayée par Zemmour, veut que la population blanche, en vertu de facteurs sociodémographiques défavorables, soit remplacée à moyen terme par des musulmans de plus en plus nombreux parce que davantage féconds.
On reconnaît là l’une des marottes de l’extrême droite et du Front National : « nous sommes victimes d’une invasion apparemment pacifique », s’inquiétait en d’autres temps Jean-Marie LePen, « mais qui, évidemment, nous menace mortellement dans notre identité et notre sécurité ». La peur, l’évidence de la menace, les victimes, la mort : la rhétorique est aussi simple qu’efficace.
La « menace » de l’islamisation de la France n’a pourtant rien de nouveau. L’idée a d’ailleurs une pâle généalogie. Elle prend racine chez Maurice Barrès (1893), nationaliste antisémite qui redoutait de voir le sol français être massivement foulé par les étrangers. Maurice Bardèche, lui aussi notoirement antisémite, que d’aucuns considèrent comme le père du négationnisme en France, la reprend quarante ans plus tard, en donnant à cette crainte un visage arabo-musulman.
Parallèlement à cette scie centenaire se répand la croyance que l’antisémitisme n’est plus endogène, mais qu’il provient maintenant d’une conspiration islamo-gauchiste. Alain Finkielkraut avance en effet que l’antisémitisme contemporain est surtout le fait de migrants arabo-musulmans. Le tour de passe-passe est ingénieux : la thèse détourne le regard de l’antisémitisme endogène, bien réel, pour liguer l’opinion publique contre les migrants arabes.
Tueries de masse et conspiration du silence
Tous ces mots écrits au vitriol, toutes ces théories fumeuses sorties d’esprits malveillants ont des conséquences réelles. Dans son essai, Dominique Payette émettait d’ailleurs l’hypothèse que l’attentat de la mosquée de Québec était lié aux imprécations xénophobes des animateurs de radios-poubelles. À bien des égards, les conséquences de l’incitation à la haine relèvent de l’effet-papillon. Une phrase prononcée sur les ondes de France Culture peut ainsi se transformer en tuerie de masse à Christchurch. Bien sûr, le lien n’est pas aussi direct et il n’y pas que les médias français pour commettre des discours haineux.
Il n’empêche que le 15 mars 2019, le terroriste néozélandais d’extrême droite qui attaque deux mosquées et fait 51 morts lègue un manifeste en ligne mentionnant que « la crise de l’immigration de masse et la fécondité des remplaçants est une attaque contre le peuple européen qui, si elle n’est pas combattue, aboutira au final au remplacement racial et culturel complet du peuple européen ». La rengaine du « remplacisme global », à l’évidence, accuse de forts accents camusiens.
Le 11 août 2017, des néonazis accompagnés de suprémacistes blancs effectuent une retraite au flambeau à Charlottesville, en Virginie. En protestant contre le déboulonnement de la statue de Robert Lee, le général des armées sudistes durant la guerre de Sécession, ils scandent en chœur des « You will not replace us ! », entrecoupés de « Jews will not replace us ! ». Nul besoin d’une très grande capacité d’analyse pour détecter là encore l’influence du grand remplacement.
Comme pour ajouter l’insulte à l’injure, il se trouve ensuite des intellectuels pour applaudir ces funestes initiatives. Près d’un an après la tuerie d’Anders Behring Breivik, Richard Millet, écrivain et éditeur pour le compte de la maison Gallimard, publie par exemple Éloge littéraire d’Anders Breivik où il loue la « perfection formelle » du massacre de 77 personnes orchestré par le norvégien d’extrême droite. Antoine Gallimard, son employeur, laisse couler l’affaire.
Ce dernier n’en est pas à sa première démonstration de désinvolture à l’égard de l’antisémitisme. Au moment où Gilles, du collaborationniste Pierre Drieu la Rochelle, joint les rangs de la prestigieuse collection « La Pléiade », l’éditeur ne tarit pas d’éloges à l’endroit de la parabole fasciste. Il se garde bien de toute distance critique qui lui aurait intimé d’aborder de front les obsessions d’extrême droite de son auteur, afin de miser plutôt sur la sensibilité à soi et au monde d’un écrivain troublé.
Qui ne dit mot consent. Une fois refermé le trop court essai de Sébastien Fontenelle, voilà que l’adage épinglé en épigraphe prend tout son sens. Les empoisonneurs, au même titre que Les brutes et la punaise, offre un rempart contre la prolifération des idées toxiques, les altérophobies banalisées par de nombreux médias qui misent sur ce fonds de commerce pour séduire leur public. En cela, il constitue bel et bien le début d’un antidote.
David Laporte, Spirale, 18 octobre 2020.
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