«Orwell à sa guise»: étude de cas
George Woodcock a d’abord été un contradicteur, puis un ami intime de George Orwell. Tout en respectant son souhait de ne pas faire l’objet d’une biographie, il rapporte, commente et enrichit d’éléments de première main des épisodes entiers de la vie de l’écrivain britannique. Le résultat est passionnant : un point de vue à la fois affectueux et critique, mais aussi particulièrement informé, sur l’une des personnalités littéraires les plus éminentes du XXe siècle.
On aurait du mal à reprocher à George Woodcock de se livrer à une hagiographie béate. À mesure qu’il se penche sur la personnalité de George Orwell, il met en lumière ses failles – philosophiques notamment –, ses changements de cap – sur l’anarchisme par exemple – et sa propension à forcer le trait jusqu’à, parfois, altérer les faits. Formé à Eton après une scolarité douloureuse à St Cyprian’s, George Orwell s’engage tôt en Birmanie dans les forces de l’ordre britanniques. Là-bas, il va progressivement s’éveiller à l’anticolonialisme et aux différences de classe, qu’il approfondira à Paris en faisant la plonge dans un hôtel de luxe. George Woodcock n’a de cesse de rappeler à quel point ces expériences ont été formatrices pour le jeune Orwell. Ce dernier cherchera longtemps à se fondre parmi les ouvriers dont il loue le mode de vie – il en tirera Le Quai de Wigan – et expérimentera délibérément l’indigence afin de vivre authentiquement l’humilité et la privation – il en ressortira Dans la dèche à Paris et à Londres.
Plus tard, engagé comme reporter puis militairement aux côtés du POUM en Catalogne, George Orwell constate l’autoritarisme et la violence arbitraire des communistes. Cet événement le marquera au fer rouge : Hommage à la Catalogne décrit une ville exaltante dénaturée par les forces inféodées au Parti communiste, La Ferme des animaux use de la métaphore animalière pour satiriser le stalinisme et le léninisme et 1984 matérialise un monde futuriste totalitaire et liberticide où la science est plus oppressive que libératrice. George Woodcock multiplie les ponts entre la vie personnelle d’Orwell et son œuvre littéraire. L’attrait de la nature et la fuite du temps forment la matrice d’Un peu d’air frais ; l’écrivain britannique goûtait peu les métropoles et se retira notamment sur l’île de Jura. Winston Smith réécrit des documents historiques dans 1984 ; Orwell travailla à la BBC et dénonça la propagande gouvernementale y ayant cours. La technologie liberticide d’Océania prolonge le techno-scepticisme de l’auteur tout comme la manipulation de la langue de l’Angsoc fait écho aux turpitudes journalistiques qu’il a observées à la BBC.
George Woodcock décrit Orwell comme un auteur au style épuré et aux idées mouvantes. Il le portraiture cependant comme quelqu’un d’authentiquement attaché aux classes populaires et à la notion de liberté. Cette dernière l’amena à prendre des fonctions importantes dans des organisations telles le Freedom Defence Committee, où il plaida, par conviction, en faveur d’ex-fascistes et de fonctionnaires communistes qu’il ne portait pourtant guère dans son cœur. Animé de cette même rectitude, George Orwell fut un critique acharné du socialisme britannique. Bien que proche du Parti travailliste et de ses revues de gauche (il écrivait notamment dans Tribune), il n’hésitait pas à en pointer les faiblesses et les lâchetés. Orwell à sa guise constitue à cet égard un document indispensable : par l’intimité qu’il a partagée avec l’auteur de 1984, George Woodcock éclaire d’une façon singulière un romancier dont beaucoup se réclament aujourd’hui encore – peu importe, d’ailleurs, leur place sur l’échiquier politique.
En fin d’ouvrage figurent plusieurs chapitres sur les positions politiques et sociétales de George Orwell. L’écrivain était méfiant vis-à-vis du progrès technique, patriotique, nataliste et en faveur de taxes frappant les familles sans enfant, anti-impérialiste mais étonnamment compréhensif vis-à-vis de certaines postures coloniales, probablement plus conservateur qu’il n’y paraît. Il pouvait se montrer ambigu, cramponné à certains principes généraux qu’il oubliait aussitôt devant des situations spécifiques. George Woodcock rassemble pour nous un puzzle éclaté dont les pièces peinent parfois à s’assembler. Et pour ce faire, il a recours, également, aux personnages partiellement autobiographiques et souvent diminués de son ami. De l’art de lier la vie d’un auteur et son œuvre, une nouvelle fois.
Jonathan Fanara, Le Mag du ciné, 8 octobre 2020.
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