Un antisémitisme qui vient d’en haut
Réflexions sur le dernier livre de Sébastien Fontenelle Les empoisonneurs, Editions Lux
Islamophobie et xénophobie : de nombreux écrits attirent l’attention sur la manière dont différentes élites – politiques, médiatiques, savantes – contribuent à les produire, en légitimant et en diffusant préjugés, amalgames et essentialisations. Dans cette veine, la question de l’antisémitisme contemporain a été peu abordée : les réactions aux agressions antisémites semblent généralement – et fort heureusement – unanimes, et l’idée d’un antisémitisme « nouveau », propre aux classes populaires et aux musulmans, et gangrenant la gauche, s’est lentement imposée. Le dernier et formidable livre de Sébastien Fontenelle, auquel les lignes qui suivent sont consacrées, vient ébranler ces évidences en tournant le regard vers ceux – journalistes, essayistes, académiciens et éditeurs – qui, d’en haut, font preuve d’étranges complaisances. Cela commence par des silences gênants.
« Qui ne dit mot consent ». Telle est l’exergue de ce livre limpide, efficace, qui dresse le panorama, en une centaine de pages, des deux dernières décennies. Démantèlement de l’État social ? Montée de l’islamophobie ? Guerre aux migrants ? Certes, mais ce que le livre de Sébastien laisse entrevoir, c’est une autre histoire, qui se dégage au fil des connivences progressivement affirmées et assumées avec des personnages dont les propos sur les Juifs et la seconde guerre mondiale soulèvent le coeur.
L’histoire débute avec Renaud Camus, et ses propos sur les « collaborateurs juifs » d’une émission de France Culture en 2000, puis il y a Richard Millet et son « éloge d’Anders Breivik », terroriste norvégien obsédé par le « problème juif » : au milieu des réactions indignées, au-delà de la marginalisation relative subie par ces deux personnages, il s’est à chaque fois trouvé plusieurs personnalités de premier rang pour voler à leur secours. Chez Alain Finkelkraut notamment, d’habitude impitoyable quand il s’agit des « jeunes de banlieues », la magnanimité était soudain de mise.
Et on a du mal à y croire. Une série de déclarations ahurissantes (des « fils d’Allah » décrits comme des « rats » par Oriana Fallaci au fameux « grand remplacement » de Renaud Camus) non seulement ne suscitent aucune avalanche de réactions indignées, aucune levée de boucliers, mais leurs auteurs deviennent, dans la bouche de leurs défenseurs, les héros et martyrs d’un nouveau « totalitarisme » : celui du « politiquement correct ».
On l’a remarqué encore récemment quand Alain Finkielkraut a été nommé chroniqueur à LCI, ces odieux retournements, ces proximités plus que compromettantes n’ont jamais entraîné, pour leurs auteurs, de désagrément, mais plutôt de lucratives promotions.
Les « belles choses »
Un des grands mérites du livre de Sébastien Fontenelle (qu’on remercie au passage pour avoir transformé un bouquet de déclarations abjectes en ouvrage aussi plaisant à lire) est de proposer une explication. Tout autant qu’une adhésion idéologique aux idées racistes, il y a, chez ces « empoisonneurs », un amour des écrivains distingués, la défense d’une certaine littérature qui serait partie intégrante d’un « génie français » immuable, ne souffrant aucune remise en cause.
L’amour des « belles choses » : c’est cela, aux yeux d’Alain Finkielkraut, qui sauve, in fine, l’idéologue d’extrême droite Renaud Camus. Au-delà du cas Renaud Camus, le livre revient sur les nombreuses tentatives pour faire sortir des écrivains plus anciens et tout aussi infréquentables du discrédit politique. Et quand Maurras, Céline, Drieu la Rochelle, Chardonne, Déon sont intégrés ou réintégrés au patrimoine national, c’est bien entendu en occultant – ou même en relativisant ou en excusant – leur antisémitisme.
Des « immense écrivains », comme le dit Zemmour à propos de Céline, comptant parmi les « géants » du siècle (dixit Zemmour, toujours), échappent ainsi à la réprobation, et leur éloge vient conforter un « récit national » débarrassé de l’histoire de l’antisémitisme depuis la fin du XIXème siècle, de sa théorisation par une large partie de l’élite intellectuelle française jusqu’à la collaboration sous Vichy.
L’idéologie fasciste en France
Mais la défense de personnalités indéfendables masque quelque chose d’encore plus grave : la réinstauration, implicite et sournoise, d’un certain regard sur l’histoire de France. Des figures soudainement intouchables, voire admirables en dépit d’« erreurs de jeunesse », reprennent du galon. Leur promotion, au nom de la grande littérature, vient faire écran, introduit du flou, du doute, et relativise l’antisémitisme dominant dans la première moitié du XXème siècle, et les atrocités du régime de Vichy auquel lesdits écrivains ont collaboré ou/et qu’ils ont préparées.
L’histoire longue, brutale, centrale de l’antisémitisme français, des historiens l’ont pourtant établie. Robert Paxton et Zeev Sternhell, parmi d’autres, ont décrit et analysé la nature de Vichy, régime fasciste dont l’avènement n’a pas été seulement provoqué de « l’extérieur », mais a été rendu possible par un travail idéologique de long terme, bien français.
Le travail de ces historiens est désormais connu. En 1995, Jacques Chirac a même déclaré pour la première fois la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs de France vers l’Allemagne nazie. Mais tout se passe comme si les années Macron (dont on n’oublie pas l’hommage au « grand soldat » Pétain) opéraient un nouveau retour en arrière dans le regard porté sur l’histoire de la France.
Dans la lignée de la critique des médias à laquelle il contribue depuis de longues années, Sébastien Fontenelle invite à examiner avec sévérité une élite intellectuelle (du Figaro aux éditions Gallimard) qui n’est pas avare de leçon de morale. Ceux qui sont impitoyables quand l’antisémitisme ne vient pas de leurs rangs sont, en réalité, loin d’être irréprochables en la matière. Et leurs paroles, comme certains de leurs silences, sont accablantes.
Zeev Sternhell décédé il y a quelques mois le disait avec force : le fascisme n’est pas, ou pas seulement, celui des groupuscules et des activistes qui vont, dans la rue, donner le coup de poing. Si les récentes inscriptions négationnistes au mémorial d’Oradour-sur-Glane (que Le Figaro a jugé utile de mentionner avec des guillemets, au cas où il y aurait un doute) nous glacent le sang, les méfaits des intellectuels – du moins ceux qui aujourd’hui tiennent la plume et le micro un peu partout – ont un impact immense. Il suffit de voir l’écho de la théorie du « grand remplacement » de Renaud Camus chez les terroristes d’extrême droite, de l’attentat de Christchurch à l’attaque de la synagogue de Pittsburgh.
Cela aussi, Sébastien Fontenelle nous le rappelle, en cent pages efficaces, aussi concises que précises et enlevées, qui constituent un salutaire travail d’anamnèse, en ces temps si oublieux. De l’affaire Renaud Camus en avril 2000 au sidérant appel au pogrom d’Éric Zemmour, télédiffusée en intégralité pendant 32 minutes le 28 septembre 2019, ce sont en tout trente épisodes qui nous sont ici rappelés, et finement analysés : trente courts chapitres, trente pièces d’un dossier accablant. Celui d’une complaisance, parfois d’une connivence, parfois même d’une complicité active, avec le racisme, y compris l’antisémitisme, dans des milieux où l’on avait un peu trop perdu l’habitude de la débusquer.
Cette irresponsabilité, déjà dénoncée en son temps par le grand Zeev Sternhell, nous n’avons pas fini de la dénoncer. Le livre de Sébastien Fontenelle reprend ce flambeau, de la plus belle des manières.
Les mots sont importants, 31 août 2020
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