Alain Deneault: «Il devient impératif de redéfinir le mot « économie »»
Entretien avec le philosophe québécois Alain Deneault, dont la dernière série de livres vise à « ôter l’économie aux économistes ».
Et si le mot « économie » n’était pas aussi facile à définir qu’on le pense ? Quels secteurs et quelles disciplines recouvre-t-il vraiment ? Comment le « concilier » par exemple avec le terme « écologie », auquel on l’oppose souvent ? Alors que la propagation du Covid-19 continue partout dans le monde, ces questions n’ont jamais semblé aussi actuelles.
Dans son feuilleton théorique en 6 tomes, le philosophe québécois Alain Deneault s’emploie justement à explorer les différentes acceptions de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’économie », pour finalement « synthétiser tous ces usages dans une définition conceptuelle en lieu et place de celle, idéologique, qui s’est imposée à nous ». Abscons ? Le projet s’avère au contraire passionnant et concret car, comme il le dit lui-même, « quand on arrivera à la fin du capitalisme, il restera des appareils électroménagers, des voitures et des objets ». Après L’économie de la nature et L’économie de la foi en 2019, celui qui est aussi le correspondant canadien du Collège international de philosophie de Paris vient de livrer la troisième mouture de sa série, L’économie esthétique (éditions Lux, paru le 5 mars 2020). Entretien.
Usbek & Rica : Avant d’en venir à votre dernier livre, un mot sur la période que nous traversons. À l’aune de l’analyse très détaillée que vous faites de l’usage du mot « économie », quel regard portez-vous sur la situation économique actuelle engendrée par l’épidémie de Covid-19 ?
Alain Deneault : La crise que nous connaissons nous rappelle brutalement les différentes significations du terme « économie », en tant qu’il renvoie autant à des réalités biologiques et naturelles qu’à l’écologie, la psychologie, la production de savoirs et les formes de croyance. Là maintenant, faire preuve d’économie, c’est enfin considérer la santé publique, la psychologie, les modes de croyance, la production de savoirs, l’organisation sociale et les décisions politiques autrement que pour de strictes logiques de marché motivées par des actionnaires goulus. Plus qu’avant du moins. La crise nous rappelle aussi la vulnérabilité d’un système mondialisé dans lequel les États ont laissé l’industrie déménager complètement ses infrastructures dans des pays où on peut encore exploiter inconsidérément le prolétariat et transférer leurs actifs dans des paradis fiscaux où l’opacité reste totale.
L’ambition de votre feuilleton théorique est d’ôter « l’économie aux économistes ». Mais à vouloir redonner une acception plus large au terme « économie », ne risque-t-on pas de perdre de vue la question des inégalités ou celle de la répartition des richesses ?
Ce qui m’importe, c’est de faire en sorte qu’on ait en tête une définition qui ne soit pas seulement celle des « sciences de l’intendance » [ensemble des activités de gestion, d’économie et de budget d’un groupe, ndlr]. Les sciences de l’intendance se sont présentées comme étant égales à l’économie et, aujourd’hui qui plus est, égales au capitalisme. Mais lorsqu’on fait l’examen des usages du mot « économie » dans les différentes disciplines ou dans les différentes traditions où ce mot a existé de manière centrale — théologies, sciences de la nature, linguistique, esthétique, rhétorique, mathématiques, etc. — on se rend compte que la définition générale qui s’en dégage est très différente.
Les usages du mot « économie » dans ces différentes disciplines ne sont pas des synonymes mais ce ne sont pas des homonymes non plus. Ces disciplines utilisent bien ce même mot d’économie, ce qui suggère une sorte de connaissance transversale. Lorsqu’on essaye d’en dégager le sens de façon conceptuelle, on aboutit à l’idée que l’économie est la science de la connaissance des relations bonnes. Ou bien, pour le dire autrement, l’observation des relations qui se veulent bonnes — « bonnes » au sens où le définit Spinoza, c’est-à-dire qu’elles nous permettent de durer, de tendre vers une forme escomptée de perfection.
« Pour le commun, il ne peut pas être « économique » qu’un régime génère de la pauvreté à un point inouï dans l’Histoire ! »
Admettons maintenant cette proposition conceptuelle comme étant un point de départ acceptable. Lorsqu’on fait subir un examen critique de l’usage idéologique de l’économie, comme on le fait souvent dans les sciences de l’intendance, on se rend compte qu’on peut difficilement considérer comme économique ce à quoi renvoie aujourd’hui cette expression. L’économie au sens où on l’entend actuellement est un régime inique sur le plan social, qui n’est pas souhaitable pour le commun… sauf peut-être pour des acteurs pervers et cyniques. Pour le commun, il ne peut pas être « économique » qu’un régime génère de la pauvreté à un point inouï dans l’Histoire ! Sans parler de la pollution, de la destruction et de la déstabilisation des écosystèmes… Ce qu’on appelle « économie » se révèle lorsqu’on a fait ce grand détour : c’est un usage orwellien, qui nomme d’une expression donnée ce qui relève en fait de son contraire.
Dans votre dernier tome, L’économie esthétique, vous avancez que « la science économique est une construction fictionnelle qui a recours à l’esthétique pour se donner des allures de vrai ». C’est une affirmation contre-intuitive : il n’y a a priori rien de plus austère que la science économique, non ? Que voulez-vous dire par là ?
On a cette idée préconçue que l’économie, la finance, l’administration et la gestion ne seraient pas photogéniques. Or le cinéma et la photographie nous montrent au contraire qu’on suit, du point de vue des arts, les acteurs financiers depuis très longtemps. Le Joueur de Fiodor Dostoïevski, les romans de Balzac sur l’argent, le cinéma de Fritz Lang, les photographies d’Andreas Gursky… La finance, la cupidité et l’argent sont au centre de ces œuvres. Les arts se sont emparés du thème de la finance, de la cupidité ou de la roublardise comme matières premières de leurs intrigues. Dans mon livre, je me risque même, en essayant d’éviter l’anachronisme, à citer les chants d’Homère comme permettant de réfléchir au système de la récompense dans un contexte militaire.
« On érige Steve Jobs ou Bill Gates comme des grands cerveaux méritants, géniaux, intuitifs »
Par ailleurs, on constate que les sciences économiques ont besoin de l’esthétique dans leur versant idéologique. Il s’agit de déguiser un discours d’intérêt en science. Sans l’esthétique, les sciences économiques ne sont en rien séduisantes ! On le voit bien à travers des hagiographies de grands entrepreneurs comme Steve Jobs ou Bill Gates, qu’on érige comme des grands cerveaux méritants, géniaux, intuitifs. Donald Trump lui-même n’a carburé que là-dessus : un enjeu d’image, une esthétique kitsch et vulgaire mais néanmoins irréductible à des formes de représentation sensibles.
Sur les chaînes de télévision ou dans la presse, la science économique elle-même est vulgarisée à travers des tableaux, des graphiques, des photos de bandes passantes avec les résultats de la bourse… On a aussi ces images récurrentes d’entrepreneurs qui mouillent leurs chemises, métaphorisés dans des figures sportives ou dans celles de l’explorateur, etc. Ce sont des composantes indispensables au processus idéologique capitaliste. Marx disait que les capitalistes ne produisent pas que de la marchandise mais aussi des économistes. C’est-à-dire que le capitalisme produit un discours pour justifier son ordre et le renforcer dans les consciences, indépendamment de l’analyse qu’on peut en faire sur un plan critique et autonome.
Vous portez aussi un regard assez critique sur les industries culturelles et les artistes contemporains à travers ce que vous appelez le « capitalisme transesthétique », à savoir que leur travail se place au service de l’industrie. Comment expliquez-vous cette situation ?
Le rapport entre les artistes et le capital est un rapport paradoxal de co-dépendance, dont on n’est peut-être pas toujours conscient. Historiquement, le capital et les différentes formes de pouvoir se sont affichées comme des sources de financement indispensables pour les artistes, créant un rapport de dépendance avec eux. Si vous allez dans une école de commerce aujourd’hui, on y forme des petits soldats de la gestion de l’industrie culturelle pour bien administrer des festivals, des revues, des centres d’art… Et on explique à ces futurs gestionnaires ou managers de l’art qu’il ne faut pas trop écouter les artistes, parce que ce sont des rêveurs incapables de faire tourner une boutique. On leur répète qu’ils ne sont pas aussi rigoureux qu’on le souhaiterait mais que, heureusement, il existe des gens comme eux, formés pour bien administrer un budget, être sensible au public cible, au marketing et à tout ce qui fait le fonctionnement d’une boutique.
On a fini par persuader les artistes qu’ils n’y connaissaient rien, ou qu’ils devraient eux-mêmes passer par des formations pour parfaire leurs connaissances. Parallèlement, ces gens de pouvoir assoient leur autorité précisément en ayant recours à des procédés esthétiques qui les magnifient. Ils leur permettent de l’ériger en évidence et de la rendre quasi-séduisante. Cela passe par les vieux mécanismes usés du conte initiatique, des intrigues, du storytelling.
« Les artistes ont fourni au capital les recours esthétiques dont il avait besoin pour briller »
En réalité, sans l’esthétique, toute cette classe dirigeante ne serait tout simplement pas convaincante. Sans l’esthétique, on se rendrait compte qu’on a affaire, dans certains cas au moins, à des gens cupides, qui payent le moins d’impôts possible et contournent les règles du jeu. Ce récit apparaîtrait alors comme évident. Sans le vouloir — ou peut être en le voulant pour certains —, les artistes ont donc fourni au capital les recours esthétiques dont il avait besoin pour briller. C’est ce rapport-là qui m’intéresse.
Pour rester sur la capture des récits et de l’esthétique par le capitalisme, vous écrivez que « depuis ses débuts, l’organisation du capitalisme dépend de la production de contes, de légendes et de métaphores ». Est-on d’après vous en train d’assister à la fin de cette ère, ou est-on encore « en plein dedans », y compris sur un plan esthétique ?
Lorsque je présente mon travail sur les économies, j’insiste pour dire qu’il concerne un temps qui ne nous est pas encore contemporain. Le mot « économie », en tant qu’il a été abusivement présenté comme un synonyme du capitalisme, dépend de conditions de possibilités dont les années ou les décennies sont comptées. La crise épidémiologique actuelle et la série de catastrophes météorologiques ces dernières années, sans parler d’un taux anormal de feux de forêts, comptent parmi ses derniers soubresauts.
Pour que ce régime fonctionne, notamment sur le plan de l’imagerie et de la représentation, il doit pouvoir compter sur un pétrole abondant et abordable. Sur des minerais également abondants et abordables. Sur un écosystème qui résisterait à tous les assauts sur le plan du climat et de la biodiversité. Or, on est dans un siècle dans lequel s’annonce un dérèglement complet dans tous ces domaines. Il est intéressant de voir, par exemple, qu’on racle les fonds de tiroirs en ce qui concerne le gaz et pétrole : on s’intéresse à des sites qui n’étaient sans aucune pertinence il y a 50 ans. On va chercher du pétrole à 2 000 ou 3 000 mètres sous les eaux avec des techniques assez hasardeuses, et on creuse dans des cratères immenses pour avoir des quantités de minerais dérisoires.
On arrive donc à un point où les conditions de possibilité du fonctionnement du capitalisme lui-même ne seront pas réunies longtemps. Il devient par conséquent impératif de redéfinir collectivement le mot « économie ». Pour ma part, j’essaie d’anticiper ce moment-là — en sachant que je ne suis pas seul, évidemment. Il y a d’autres avenues par lesquelles on peut passer pour définir ce mot autrement que sur le plan de la capitalisation : l’économie renvoie à une pensée des rapports de la mise en relation d’éléments, d’objets, de gens, de signes, de symboles qui nous semblent pertinents. Cet engagement engage de très nombreuses disciplines dans lesquelles le mot économie a compté, de même que ceux qu’on appelle les « économiste hétérodoxes ».
Est-il pertinent de mettre en relation les richesses naturelles, nos dispositions psychiques, l’énergie et la force de travail comme on le fait aujourd’hui ? Est-il pertinent de faire tout cela pour enrichir une minorité d’actionnaires opulents ? Est-ce que c’est vraiment ça notre finalité ? Cette mise en relation des choses est à la fois destructrice, inique, impériale et triste. On voit bien que non, ce système-là n’est pas économique.
« Les marxistes se sont tellement trompés qu’on a fini par penser que le capitalisme ne s’effondrerait jamais »
Le régime capitaliste n’est pas voué à durer à l’échelle qui est la sienne maintenant. Des catégories sociales entières devront réapprendre à s’organiser à sa marge. Le mot d’économie dans sa dimension strictement idéologique ne renverra à rien et il faudra donc se le réapproprier. On se demandera ce qu’on met en relation, qui le décide et à quelle fin. Mettre en relation des idées, des affects, des gens, des biens, des espèces… supposera non seulement de s’attaquer aux céréales, aux points de distribution et au travail mais aussi aux formes d’engagements psychiques, aux croyances, aux rapports, aux signes. L’économie témoignera d’une conscience de l’agencement de toutes choses, pas seulement à des fins marchandes mais simplement comme une expression de la vie. On n’agira pas simplement pour satisfaire les actionnaires mais pour créer un rapport au monde vital.
Le mot « économie », de ce fait, a quelque chose de roboratif. Il nous tire, il nous stimule, il nous égaie. Et personnellement je regretterais que des gens critiques du capitalisme tombent dans le piège de penser qu’il faut l’abandonner aux capitalistes. « Il faut sortir de l’économie » est d’ailleurs quelque chose qu’on entend un peu à gauche. Mais sortir de l’économie est une folie ! On ne peut pas vouloir sortir de l’économie. Il faut penser l’économie en se saisissant de la notion de temps, plutôt que de simplement l’abandonner aux idéologues qui se sont appropriés ce mot abusivement.
Selon vous la fin du système capitaliste va donc se faire « mécaniquement », du fait de la crise écosystémique ?
Les marxistes se sont tellement trompés depuis le XIXe siècle en prédisant la fin du capitalisme du fait de la volonté prolétarienne qu’on a fini par penser que le capitalisme ne s’effondrerait jamais. Or il apparaît que, même s’il existe des phénomènes de résistance fort intéressants, c’est moins par ce biais-là que par le mouvement d’un ensemble de variables qu’il y aura un renversement du capitalisme. La colère populaire fait indéniablement partie de cet ensemble de variables, tout comme la volonté publique. Mais il y aura, en plus, une conjoncture qui suscitera des doutes, de l’angoisse et de l’inquiétude chez le plus grand nombre.
Quand on se projette dans l’avenir, il y a selon moi une double erreur à ne pas commettre. La première consiste à penser qu’on va se retrouver dans des soucoupes volantes, que tout va toujours progresser dans un même sens alors qu’on épuise d’ores et déjà les conditions de possibilité de ce progrès. L’autre erreur, c’est celle du « revenir à », qui consiste à penser qu’on va pouvoir revenir à l’âge de pierre.
« Quand on arrivera à la fin du capitalisme, il restera des appareils électroménagers, des voitures, des objets… »
Au contraire, quand on arrivera à la fin du capitalisme, il restera des appareils électroménagers, des voitures, des objets… En étant un tant soit peu ingénieux, on transformera le régime de production du passé en un régime de recyclage et d’entretien. On se rendra compte qu’il est enfin temps de mettre un terme à cette folie qu’est l’obsolescence programmée. L’électricité ne sera peut-être disponible que trois heures par jour, et il faudra en profiter. Il faudra se débrouiller par soi-même pour travailler, entretenir sa maison, s’occuper de son alimentation avec un potager. Ce sera une autre page de l’histoire économique, mais cette fois sur un mode pluriel, que j’espère beaucoup plus fin conceptuellement.
Dans le premier tome de votre série, L’économie de la nature, vous écriviez que les deux derniers siècles ont « généré entre économie et écologie un parallélisme factice, qui formate aujourd’hui les consciences ». Pourquoi ?
Je tente de rappeler que le mot économie a été dévoyé par les scientifiques de l’intendance et d’en revenir à un de ses sens élaboré au XVIIIe siècle par les naturalistes. Si ceux qui se présentent comme écologistes se souviennent que ce mot est aussi le leur, ils ne pourront concevoir l’écologie que comme étant économique. Ce sont des purs synonymes. Une économie qui n’est pas écologique ne peut pas être une économie. Il ne s’agit pas de réconcilier ou de synthétiser deux notions différentes.
Ce qu’on appelle aujourd’hui économie relève souvent d’une novlangue. C’est une trahison, une aberration pour l’esprit, une contorsion. Les écologistes sont économistes en restant eux-mêmes. Il n’y a pas d’alliage à faire. Et c’est tout le problème avec un vocabulaire afférent qui se développe, comme avec le terme de développement durable par exemple : le développement durable laisse penser qu’il doit y avoir développement et qu’il ne peut pas y avoir aménagement ni économie dans un autre sens. L’idée que le capitalisme serait le seul à pouvoir rendre possible l’écologie est une construction sophistique insupportable.
« Les écologistes ont commencé à parler d’écologie parce que leur terme s’est trouvé intensément récupéré par les économistes »
Revenir au sens des mots permet de se rappeler que les écologistes ont commencé à parler d’écologie parce que leur terme s’est trouvé intensément récupéré par les « économistes ». Ils se sont retrouvés orphelins d’un mot. Alors qu’il aurait plutôt fallu, au fond, camper sur ses positions et dire « Non, l’économie, c’est notre affaire ! » Les premiers économistes empruntaient d’ailleurs beaucoup aux sciences de la nature, parce qu’il s’agissait de développer un marché et une forme d’économie libérale autour de la culture céréalière et de l’agriculture. La notion d’économie de la nature s’est développée chez beaucoup de penseurs comme Carl von Linné ou Gilbert White. C’était sur le plan des sciences de la nature qu’on se disait d’abord économiste. Mais peu à peu, tout phénomène naturel a été renvoyé aux règles du marché, à la comptabilité. La « raison » a pris le dessus sur l’analyse.
Il s’en est suivi toute une culture de la pensée comptable, rationnelle, hégémonique, qu’Adam Smith a récupéré pour l’étendre à toutes les sphères de l’activité sociale. Je ne récuse pas l’idée qu’il y ait des sciences de l’intendance — surtout considérant qu’il y a quand même des débats au sein de ces milieux-là —, mais il ne s’agit pas à proprement parler d’économie. Je ne souhaite pas mettre au ban toute cette discipline comme si elle n’existait plus mais plutôt l’intégrer comme une discipline régionale. Car elle fait partie de toute une série de considérations qui portent, elles aussi, le nom d’économie.
Pablo Maillé, Usbek & Rica, 4 mai 2020
Photo: Jean-François Nadeau
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