Conserver quoi, au juste?
La parution de Mélancolies identitaires, de Mark Fortier, a déjà soulevé l’ire des commentateurs conservateurs, mais cet essai présente une brillante réflexion sur les relations entre société et territoire qui dépasse largement la critique de la pensée du tribun Mathieu Bock-Côté.
Jadis, on disait que le soleil ne se couchait jamais sur l’Empire britannique. Aujourd’hui, peu importe où l’on va, il est à peu près impossible d’éviter Mathieu Bock-Côté. Heureusement, l’époque où l’on risquait de tomber dessus le matin à Radio-Canada est révolue, mais l’omniprésence de notre soleil conservateur n’en est pas moins demeurée intacte : radios, journaux, revues, télé, internet, France, Québec… Pas moyen d’échapper à la course éternelle et volubile du joyau de la couronne intellectuelle de Québecor Média.
C’était donc un projet un peu débile que celui de Mark Fortier : lire tout ce qu’écrirait Bock-Côté en une année et consigner ses réflexions dans une sorte de carnet de lecture. Dès l’introduction, le projet est évoqué simplement: «La méthode que j’ai adoptée pour écrire ce livre s’inspire de celle de Morgan Spurlock dans Super Size Me.» Rien ne pourrait être moins vrai. Alors que Spurlock se mettait en scène et montrait les effets de l’absorption de quantités monstrueuses de graisse et de sucre, Fortier s’éloigne ouvertement des propos de Bock-Côté pour livrer une leçon de sociologie qui n’a rien à envier aux meilleurs moments de la Conspiration dépressionniste.
Faites frire Fortier !
C’est d’ailleurs ce qu’ont totalement raté la plupart des critiques conservateurs qui sont accourus à la défense de leur chouchou au moment de la sortie du livre cet automne. Grosso modo, ils reprochaient à Fortier de ne pas parler de Bock-Côté, mais de faire un stunt publicitaire sur le dos de sa notoriété. Dans la très joviale Action nationale (une revue qui préférerait sans doute qu’on oublie son glorieux passé, mais dont on constate à chaque livraison le pénible présent), Rémi Villemure dénonce avec véhémence la manie de Fortier de ne pas argumenter avec Bock-Côté et de réfléchir autrement. «Les sentiments ont leur place au bistrot», écrit-il.
De son côté, ce farceur de Christian Rioux en profite pour attaquer toute la gauche, qui n’aurait pas compris les dangers du multiculturalisme. Il y a aussi Jacques Lanctôt, cet ex-felquiste qui aurait décidément dû prolonger ses vacances à Cuba, pour qui les éditions Lux sont «bien souvent la salle éditoriale de Québec solidaire».
Et, finalement, notre premier bourdon, Mathieu Bock-Côté lui-même, s’est jeté sur le micro de Fred Savard pour dénoncer le fait qu’on l’ait traité de «cachalot» et de «Schtroumpf à lunettes», ce qui n’est pas exactement vrai, mais qui – avouons-le – nous fait quand même tous rire un peu.
Une leçon de sociologie
Ëvidemment, s’en prendre à la bête médiatique qu’est Bock-Côté, c’était un peu tirer le caribou par la queue. Il fallait bien s’attendre à quelques ruades. Cependant, elles n’ont pas, à mon sens, touché à la thèse principale de Fortier, à savoir que le problème fondamental de la pensée du polémiste est de pratiquer «une sociologie sans société». Il l’accuse, en somme, de parler au nom du peuple, mais de le poser comme un objet abstrait, sans jamais s’intéresser aux pratiques réelles qui font sa substance.
C’est justement là où l’essai entre dans ses moments de fulgurance: quand la question de l’identité est posée à la fois dans son caractère personnel et social. Les passages sur le voile, le hockey ou le centre commercial sont des moments forts de Mélancolies identitaires: ils dévoilent une réflexion poussée là où la pensée conservatrice achoppe. Alors que ses contempteurs (il y a peu de contemptrices) revendiquent haut et fort un «nous» qui existerait pour être défendu, Fortier s’interroge sur ce qui fait cette appartenance collective, sur ses limites, ses apories. ses failles.
«MBC habite un pays sans vallées ni rivières, sans monts ni villages, sans boulevard Taschereau ni route 132; un pays sans poudrerie ni froidure, sans arbres ni moustiques, sans commerce ni argent, sans poètes ni ouvriers, et, assis au milieu de ce désert, angoissé par des mirages, il s’inquiète de disparaître», écrit Fortier. À la manière d’un Jacques Ferron, l’essayiste défend un pays incertain, qui n’existe pas autrement que dans les gens qui l’habitent, dans son territoire, dans les récits et les relations qui s’y tissent. Si les conservateurs de tout acabit peuvent rire de ces sensibleries, c’est bien parce qu’ils n’ont jamais eu l’intention de conserver quoi que ce soit. si ce n’est leur propre vacherie.
Samuel Mercier, Lettres québécoises, no 177, printemps 2020