Courir l’Amérique: les méandres de la mémoire
Combien d’hommes et surtout (disons-le !) de femmes aux destins fabuleux ont été oubliés par les livres d’histoire ? Combien de vérités ont été tordues ou oblitérées avec le passage du temps ? Qu’est-ce qui se loge dans les trous de notre mémoire collective
Voilà quelques-unes des nombreuses questions que se posent les créateurs Alexandre Castonguay, Patrice Dubois et Soleil Launière dans le spectacle Courir l’Amérique, présenté au Théâtre de Quat’Sous par le Théâtre PàP.
Les trois artistes évoquent sur une scène presque nue plusieurs de ces « remarquables oubliés », présentés dans les livres Ils ont couru l’Amérique et Elles ont fait l’Amérique, de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque. Micro à la main, ils rappellent le destin dramatique de Brûlé, accusé de trahison par Champlain, et celui de Shanawdithit, dernière survivante de la nation Béothuk, à Terre-Neuve-et-Labrador. Ils racontent les vies uniques de Marie-Anne Gaboury, première femme blanche à avoir exploré l’Ouest canadien (et, accessoirement, grand-mère de Louis Riel), et de Susan La Flesche Picotte, première femme autochtone médecin des États-Unis. Eux, et bien d’autres encore, auraient amplement mérité une place dans l’histoire qu’on nous a enseignée…
Un voyage blanc ?
Les deux livres de Bouchard et Lévesque ont servi d’inspiration à Alexandre Castonguay, qui a décidé de parcourir le pays, d’est en ouest, pour aller à la rencontre de ceux qui font l’Amérique d’aujourd’hui. Si Castonguay évoque brièvement ce périple dans la pièce, on a de la difficulté à saisir ce qu’il en a rapporté. À l’exception de la très touchante histoire de Sindy Ruperthouse, femme autochtone disparue près de Val-d’Or, les héros de l’Amérique d’aujourd’hui se font très discrets dans ce spectacle protéiforme.
Le hic ici, c’est que les récits biographiques des héros négligés par la grande histoire, l’histoire personnelle de Castonguay (victime de crises d’épilepsie qui effacent pour un instant sa mémoire) et la démarche créatrice des auteurs se superposent, et pas toujours harmonieusement. On passe de l’un à l’autre abruptement… ou on étire inutilement un procédé, comme celui de faire monter sur scène des citoyens pour démontrer la pluralité de l’histoire humaine ou la diversité des points de vue à considérer.
Des tableaux très symboliques viennent de plus ajouter une touche de poésie visuelle salvatrice (notamment ceux, très poignants, où Soleil Launière, une artiste originaire de Mashteuiatsh, creuse un immense bloc de terre noire à mains nues). Le spectacle est, par moments, d’une très grande beauté scénique…
En voulant explorer les méandres de la mémoire (ou de l’absence de mémoire), tant collective qu’individuelle, les créateurs se sont lancé un défi qui semble les avoir dépassés. Comme une rivière que rien ne peut endiguer, les mots et les tableaux se succèdent, sans qu’on sache toujours où le courant va nous mener. Le résultat n’est pas exempt d’émotions – on ne peut d’ailleurs que se désoler de notre ignorance collective –, mais il manque à ce spectacle un cadre plus défini et, surtout, un fil rouge pour nous permettre de suivre pleinement les créateurs dans leurs explorations théâtrales.
★★★
Courir l’Amérique. D’Alexandre Castonguay, Soleil Launière et Patrice Dubois. Étienne Brûlé et Susan La Flesche Picotte. Marie-Anne Gaboury et Shanawdithit. Au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 28 mars.
Stéphanie Morin, La Presse, 7 mars 2020
Photo: Sylvie-Ann Paré, fournie par le Théâtre PàP. Patrice Dubois, Soleil Launière et Alexandre Castonguay dans Courir l’Amérique
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