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9 mai 2016

Ethnographie des expulsions aux États-Unis

L’expulsion locative est devenue aux États-Unis un phénomène de masse. Le sociologue Matthew Desmond retrace le destin de huit familles de Milwaukee aux prises avec un marché immobilier d’une violence inouïe. Un livre magistral qui débouche sur une nouvelle conceptualisation de la pauvreté.

La crise du logement atteint aux États-Unis les proportions d’une catastrophe nationale, sans même compter les effets de déstabilisation systémique qu’a eue la crise des subprimes à la fin des années 2000. Au moment même où éclatait cette crise des subprimes – ces crédits immobiliers à taux évolutifs que des intermédiaires financiers vendaient à des familles modestes souhaitant devenir propriétaires –, le sociologue Matthew Desmond a mené une enquête ethnographique à Milwaukee. Pour saisir les causes et les effets du processus d’expulsion locative qui touche une proportion très substantielle des habitants de la ville (comme des autres grandes métropoles américaines) et plus particulièrement des femmes noires (1 sur 5 connaît une expulsion dans sa vie, contre une hispanique sur 12 et une blanche sur 15), il a enquêté auprès d’habitants d’un camping et dans le ghetto noir.

Précédée par une série de publications académiques de la plus haute tenue, Evicted donne enfin accès au matériau ethnographique recueilli par Desmond pendant près de deux ans d’enquête de terrain. Comme l’ouvrage se présente comme la description d’une série de lieux et de moments de ces individus et de leurs familles, description entremêlée de mises en perspective sur la genèse sociale et historique des situations chaotiques, il est difficile de rendre compte de la totalité de ses enjeux. De même, il est impossible de rendre la finesse et la vivacité de la plongée dans la vie de Larraine, Arleen, Pam et Ned, Scott et Crystal à un moment aussi traumatique de leur existence que peut être une expulsion.

Nous voudrions simplement faire trois remarques pour inciter le lecteur à suivre Desmond dans un monde dépourvu de l’ancrage stable que constitue le foyer. Le tour de force qu’il a réalisé réside en effet dans un usage délibérément dépersonnalisé de la pratique de l’ethnographie ; usage qui lui permet de saisir la pauvreté à partir des pratiques, et notamment des pratiques dictées par la nécessité du paiement du loyer. Cette reconstitution de la nécessité imposée par la pauvreté et de ses implacables effets a des conséquences théoriques importantes sur l’appréhension du phénomène. Enfin, la reconstitution méticuleuse de la dimension politique du fonctionnement du marché du logement et de ses effets collatéraux sur la société américaine apparaît à l’horizon – mais peut-être aussi à l’origine – d’un ouvrage.

L’ethnographie comme sensibilité et comme accès à la sensibilité

Dans la postface réflexive qui clôt le livre (“About this project”), Matthew Desmond aborde un point de méthode essentiel pour comprendre sa tonalité. L’ethnographie n’est pas précisément, pour lui, une méthode. Elle doit être, dans l’écriture, la moins subjective possible. La présence du moi, si valorisée dans la pratique de l’anthropologie et de l’ethnographie – et qui a atteint une sorte de paroxysme avec les débats éthiques entourant la publication du livre d’Alice Goffman – occasionne un double filtre dont il faut se déprendre pour accéder à « la chaleur de la vie qui se joue là, devant moi » (p. 324, ma traduction). L’ethnographie n’est donc pas une méthode, c’est une manière d’être au monde. L’ethnographie, explicitement rattachée à la filiation d’Harry Wolcott, est ainsi d’abord une sensibilité qui vise à éviter le filtre – et la violence – de l’interprétation. De même, dans l’écriture, la présence du narrateur voile l’accès à la réalité sociale étudiée. Desmond pratique donc une ethnographie « relationnelle », largement dépersonnalisée par rapport à d’autres usages qui associent à l’enquête de terrain la réflexivité sur soi de l’ethnographe. Tout est fait au contraire pour dissoudre la présence de l’enquêteur et lui conférer un statut de sismographe des émotions, des pensées et des pratiques saisies à partir des circonstances, banales à l’échelle de la société mais exceptionnelles – et tragiques – à celle de l’individu.

La plus grande qualité du livre est ainsi sa vivacité et sa lisibilité, le lecteur étant en prise directe avec les trajectoires des familles suivies par Desmond dans son enquête. Les réactions, les émotions, les pensées sont restituées avec les couleurs, les odeurs et les bruits d’une vie dans les couches les plus défavorisées de l’Amérique contemporaine. Le gain n’est pas seulement de présenter une ethnographie qui, conformément aux standards éditoriaux en vigueur, sait présenter les phénomènes sociaux d’une manière susceptible d’attirer un large lectorat. L’enjeu de cette pratique est de reconstituer l’enchaînement des phénomènes qui conduit à l’expulsion comme les effets que celle-ci produit sur les personnes qui la subissent. Enchaînement matériel (le manque d’argent, la nécessité de mettre les meubles et affaires dans des boîtes de stockage, la perte des ancrages physiques dans le monde) ; enchaînement relationnel (les relations avec les colocataires, amis, petits amis, proches, membres de la famille, etc., la perte des liens avec le quartier, avec l’école des enfants), enchaînement institutionnel (perte d’emploi, risque de perte des enfants, risque d’expulsion, perte des droits sociaux, etc.), enchaînement émotionnel (manque, colère, stress, frustration, dépression, irrationalité, etc.).

Chaque destin se lit à travers les chocs psychiques et sociaux occasionnés par les différentes étapes des relations avec l’entourage, les propriétaires et les institutions. Matthew Desmond s’appuie sur des observations de première main, sauf (comme lors de scènes de bagarre) lorsque celles-ci ont été reconstituées par entretiens croisés et répétés auprès des protagonistes. Pourtant, le plus frappant est l’intelligence émotionnelle des situations et la capacité à faire respirer, par un langage qui prend parfois un accent apocalyptique tant les réalités sociales décrites semblent d’implacables et inhumaines lois pour les individus dépourvus qui en sont les objets et les victimes. Il en va ainsi quand Desmond (p. 266-267) restitue l’iniquité d’une décision de justice où une condamnation est prononcé même s’il est clair pour tous, juge compris que c’est la pauvreté qui a conduit Vanetta, une des enquêtées, à commettre un vol avec arme à feu. Si la pauvreté l’a poussée au crime et qu’elle est toujours pauvre au moment de son jugement, comment imaginer qu’elle ne puisse pas récidiver ? Telle est la logique infernale qui préside à une décision qui privera deux enfants de leur mère. La densité humaine de la situation ; le caractère banal, presque trivial, du jugement et ses effets sur une vie brisée par des conditions sociales inextricables et celle de ses enfants, enfin, la mise en perspective de la situation – et de son épilogue tragique – avec la possibilité d’une autre voie si les coordonnées qui balisent la vie de Vanetta avaient été autres ne sont qu’un exemple de la manière dont le voyage de Desmond prend la tournure d’une odyssée au plus près de la dureté de la vie sociale et des répercussions émotionnelles par lesquelles le désavantage contribue à nourrir le désavantage. Pour Scott, un toxicomane en voie de réhabilitation, son errance dans la drogue qui l’a conduit à être licencié et à sombrer dans le camping apparaissent comme une Nekuia hors de la ville et des vivants.

Politique du terrain d’enquête

Le deuxième aspect qui fait la richesse de cette enquête tient à sa capacité à reconstituer, finement, les mécanismes institutionnels qui conditionnent la vie des plus pauvres aux États-Unis et qui contribuent à l’implacable reproduction de la pauvreté urbaine. Matthew Desmond lève d’abord une interrogation sur le caractère généralisable des observations recueillies, évacuant par là un procès, souvent fait aux États-Unis, mais aussi en France, sur la dimension politique de l’ethnographie, prétendument enfermée dans les données locales et incapable par là même d’accéder aux structures de la vie sociale et aux rapports de domination qui les façonnent. Si la prévalence et les cibles de l’expulsion sont les mêmes à Milwaukee et dans les autres métropoles, la charge de la preuve se retourne : comment ne pas penser que les mêmes causes produisent les mêmes effets ?

L’ethnographe suit des propriétaires (Sherrena dans le ghetto noir et Tobin dans le camping qui accueille des blancs) et fait apparaître les opportunités, mais aussi les contraintes que pose à eux l’investissement dans le segment de marché immobilier de la pauvreté. Desmond met en évidence ce fait brut et pourtant souvent passé inaperçu. La pauvreté est produite par des entrées et des sorties d’argent, les sorties d’argent sont destinées aux poches d’autres acteurs de la vie sociale. Parmi eux, les propriétaires trouvent intérêt à retirer des bénéfices importants, et d’autant plus importants qu’ils sont moins encadrés des conditions de vie de populations ayant de faibles ressources. La pauvreté est le produit d’une exploitation, exploitation rendue possible par la ségrégation et les conditions institutionnelles défavorables aux populations pauvres et encore plus défavorables aux noir(e)s pauvres. La manière de faire fructifier des logements, de faire pression sur les locataires, de se mettre en accord avec les autorités pour faire valider et mettre en œuvre les expulsions, les relations entre bailleurs et propriétaires sont ainsi décrites par le menu, permettant au lecteur de reconstituer les conditions sociales de possibilité de l’extraction du profit entre les différentes parties de la ville et de la société. La pauvreté n’est pas isolée du reste de la société, elle n’existe et ne se reproduit que parce que certaines catégories de la population sont prises dans des relations d’exploitation avec d’autres marchés. Le marché de l’immobilier au plus haut point, est le lieu d’une prédation et d’une extraction de richesses allant des riches vers les pauvres.

Dans l’autre sens, l’expulsion produit la pauvreté (la contrainte matérielle sévère, mais aussi la perte des relations et de la sécurité psychique, conduisant à des dépressions et des suicides), elle n’en pas simplement l’effet. L’exploitation est à la racine de la production et de la reproduction de la pauvreté urbaine. Il y a de l’argent à (se) faire dans le ghetto (“The hood is good” – « il y a de l’argent à se faire dans le ghetto »). L’exploitation, extraction de ressources de certains acteurs par des techniques financières notamment, est institutionnalisée. Démentant et démontant l’argument de ceux qui prônent la dérégulation ou la non-régulation d’un secteur que Desmond invite à considérer comme un droit inaliénable de tout citoyen, il montre les conditions par lesquelles cette exploitation est rendue possible.

Matthew Desmond entrelace dans le livre des explications historiques et institutionnelles qui permettent au lecteur – à qui un important effort de synthèse est néanmoins demandé s’il souhaite systématiser les analyses disséminées dans les chapitres descriptifs – de saisir la construction de situations injustes et intolérables. Il revient sur la genèse historique de la construction des taudis et ses liens avec le développement du capitalisme dans les grandes métropoles ; il évoque la genèse des liens entre exploitation et ségrégation des africains américains qui, enclavés dans des centres-villes à l’issue de la grande migration depuis le Sud, n’ont pas pu bénéficier, même après le mouvement des droits civiques, de protections juridiques semblables aux propriétaires blancs ; la constitution de lignes raciales dans la ville et les effets de la désindustrialisation et de l’incarcération. L’ensemble de ces éléments constituent les cadres sociaux fondamentaux que les institutions régulent, soit parce qu’ils sont co-construits par les acteurs intéressés dans le processus d’exploitation, soit parce qu’ils font peser sur les pauvres des arbitrages impossibles. Il en va ainsi des femmes battues qui sont placées, dans le cadre d’une régulation faisant porter la responsabilité des nuisances aux propriétaires, devant le dilemme suivant : se taire et risquer l’abus ; appeler la police et risquer l’expulsion. Cécité involontaire ou cynisme des policiers qui constatent que, parmi les femmes battues qui sont décédées sous les coups de leurs conjoints (à un taux d’une par semaine), la plupart n’avaient pas appelé la police. L’auraient-elles fait que la police se serait tournée vers les propriétaires pour faire cesser ces appels (p. 192).

Pour pallier les conséquences d’un phénomène qui prend des allures de catastrophe sociale et sanitaire au vu de la prévalence de l’expulsion, Matthew Desmond propose de considérer le foyer comme la base de la sécurité psychique et sociale de l’individu et des familles. Disposer d’un toit – stable – devrait être un droit pour tout citoyen d’un pays disposant, en outre, de moyens financiers absolument gigantesques, étant la première puissance mondiale. Pour ce faire et pallier les défaillances des solutions qui, comme les Vouchers, bénéficient in fine aux propriétaires et reflètent leurs intérêts, Desmond propose d’étendre à tous les Américains en situation de pauvreté ou de manque (low-income families) un programme universel de soutien au logement qui pourrait permettre de réguler plus équitablement ce secteur vital pour l’économie, mais surtout pour les familles ayant de faibles moyens : cela donnerait aux pauvres la stabilité psychologique pour se projeter dans l’avenir et les moyens financiers de subvenir aux besoins élémentaires de la vie quotidienne en relâchant la pression que constitue la menace de l’expulsion. Il convient ainsi de limiter l’inventivité des techniques financières et la capacité à faire de l’argent en logeant les pauvres. Les enjeux – humains, sociaux, psychologiques – sont trop importants pour que ce secteur ne soit pas régulé.

Socio-genèse de la culture de la pauvreté

Pour parvenir à cette conclusion, Matthew Desmond révise les conceptions les plus partagées de la définition de la pauvreté. Nous avons déjà insisté sur la nouveauté (relative, mais significative dans le cadre d’une littérature très fortement cumulative comme l’est celle sur l’inner-city poverty) d’une approche en termes d’exploitation. C’est la recherche de profit et l’absence de régulation qui expose les pauvres à des maux (et à la répétition de maux) occasionnés par les excessives possibilités d’enrichissement liées à la propriété du logement. Il dénonce ainsi la quasi-absence de la thématique de l’exploitation dans les recherches sur la pauvreté urbaine qui se sont développées depuis le livre séminal de William Julius Wilson, The Truly Disadvantaged.

Nous voudrions insister sur un autre apport sociologique de la démarche, plus discret car l’auteur l’a largement renvoyé vers l’appareil de notes pour ne pas alourdir le texte. En s’attachant aux pratiques, en prêtant une attention extrême, et parfois obsessionnelle aux linéaments et aux enchaînements des faits matériels, des pensées et des émotions suscitées par la crise existentielle de l’expulsion, Desmond procède à une socio-genèse de la culturalisation de la pauvreté. Il montre comment les situations sociales caractéristiques de la pauvreté suffisent à rendre compte de comportements ou de phénomènes imputés à l’état d’esprit des pauvres. Convaincu que glorifier les pauvres, ne pas présenter leurs tares et leurs bassesses, est une autre manière de les déshumaniser que de ne peindre que ces défauts inhérents à la condition humaine, Desmond ne cache rien des mauvais traitements que les mères soumises à la pauvreté infligent à leurs enfants ; il décrit les comportements violents qui se développent entre les pauvres, l’absence totale de solidarité ou de sentiment d’appartenance à un monde commun, bref, il décrit un monde qui fonctionne en grande partie en conformité avec les attentes empiriques du modèle anthropologique de la culture de la pauvreté. Pourtant, son approche est radicalement opposée à celle-ci.

Une grande partie de la discussion théorique qui est développée avec la littérature dans les notes consiste justement à déconstruire les formes de culturalisation de la pauvreté. Les modèles éducatifs (pathologiques) sont rattachés aux conditions de l’oppression subie par les Noirs, de l’esclavage jusqu’à aujourd’hui. Le déficit linguistique est le fait des déficiences de l’institution scolaire et des institutions en général. Toutes les extrapolations liées à la projection sur la pauvreté d’une culture (et toutes les attributions causales – défavorables aux pauvres, cela va s’en dire – qui en découlent) se résolvent dans une tautologie : la pauvreté est la pauvreté. Chercher une culture de la pauvreté qui soit au-delà des effets de la brutalité matérielle de cette condition n’apporte rien. Le renvoi aux notes d’un débat avec une part aussi essentielle de la littérature sur la pauvreté urbaine que celle qui a étudié les dimensions culturelles de la pauvreté tient sans doute à un choix éditorial, particulièrement bien venu dans la mesure où il conserve au récit sa vivacité, mais le lecteur peut aussi regretter que ce dialogue n’ait pas été totalement construit dans le format d’un livre qui restitue l’intégralité d’une enquête à bien des égards hors du commun.

Nicolas Duvoux, La vie des idées, 9 mai 2016

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