Et si on abolissait les prisons?
Les femmes sont les grandes perdantes du système pénal mis en place dans les sociétés occidentales, selon Gwenola Ricordeau. Dans Pour elles toutes, cette professeure adjointe en justice criminelle à la California State University propose l’abolition des prisons puisqu’elles ne découragent pas la criminalité. À l’heure de #metoo, cette féministe affirme qu’il faut attaquer le problème des violences sexuelles à la racine plutôt qu’emprisonner les hommes. Utopique ? Nous en avons discuté avec elle.
Quelle est l’origine de l’abolitionnisme pénal ?
C’est un mouvement qui s’est développé dans les années 70 dans les milieux universitaires et au sein de mouvements abolitionnistes. L’idée, c’est qu’on ferait mieux sans la prison, qu’elle engendre plus de problèmes qu’elle n’en résout, à la fois pour les auteurs de délits et de crimes que pour les victimes, dans la manière dont elles sont traitées, dans les réponses qui sont apportées à leurs besoins. C’est une critique qui est aussi vieille que les prisons telles qu’on les connaît aujourd’hui, et qui repose sur le constat que s’il y a autant de gens emprisonnés, c’est que la menace d’être incarcéré n’est pas dissuasive. On évoque aussi le fait que les tentatives de réhabilitation et de traitement n’ont pas fonctionné. Quand on parle de la prison comme d’une « école du crime », ça dit déjà que la prison ne fonctionne pas.
Vous avez étudié la prison et le système pénal d’un point de vue féminin et féministe. Qu’avez-vous observé ?
On voit bien que les femmes ne sont pas protégées par le système pénal et la prison. Prenons spécifiquement les atteintes à caractère sexuel. On sait que la prise en charge de ces atteintes est plutôt anecdotique. Ensuite, je me suis intéressée aux femmes DANS la prison. On sait que pour une durée de peine égale, les conséquences sociales de l’incarcération d’une femme et d’un homme ne sont pas les mêmes. La prison est plus stigmatisante pour les femmes, elles vont souffrir davantage du manque de solidarité de leurs proches. Quant aux femmes qui ont des proches incarcérés, elles subissent une autre forme de peine. Une peine qui ne dit pas son nom. Le poids des responsabilités repose sur leurs épaules. Elles doivent être solidaires financièrement et émotionnellement de leurs proches. Bref, regarder la prison d’un point de vue féministe conduit à une critique assez radicale de l’institution.
Pourquoi les féministes se désintéressent-elles de cette question, selon vous ?
Cela pose cette question qui revient souvent : qui est le sujet du féminisme ? Le fait qu’on se désintéresse des femmes issues de l’histoire coloniale, issues de l’immigration et des milieux populaires explique sans doute ce désintérêt. Je dirais même ce manque de solidarité entre femmes, puisque les mouvements majoritaires du féminisme appellent à criminaliser les hommes. Or on sait bien que ce ne sont pas n’importe quels hommes qui seront criminalisés, ce seront les hommes issus des milieux populaires, de l’immigration, etc. Ce qui veut dire que ce sont les femmes qui vont très probablement devoir assurer un travail de solidarité matériel, financier et émotionnel auprès de ces hommes.
En même temps, avec le mouvement #metoo, les femmes demandent que justice soit faite. Que leur répondez-vous ?
Effectivement, la plupart des auteurs de préjudices sexuels sont à l’extérieur. On a des enquêtes qui estiment que 5 % des hommes auraient commis un viol. Une fois qu’on part de cette réalité, qu’est-ce qu’on fait ? On met 5 % des hommes en prison ? Il faut penser les violences sexuelles comme des crimes de masse. On sait que dans l’histoire, la façon de répondre aux crimes de masse ne peut pas être les punitions collectives. On est dans une sorte d’impasse. Pour moi, la réponse est collective : comment trouve-t-on des solutions pour soutenir les victimes et leur assurer la sécurité, tout en transformant profondément la société ? Là on parle de mettre fin au patriarcat. Or je ne pense pas qu’on mette fin au patriarcat par des lois et par l’incarcération de personnes.
Dans votre livre, vous parlez de justice transformative. Qu’est-ce que c’est ?
Les pratiques de justice transformative se sont développées dans les années 2000 à partir d’une sorte de constat d’insatisfaction face à la justice réparatrice. Les formes de réparation sont importantes, mais c’est toute la société qu’il faut changer. Lorsqu’un crime est commis, ce n’est pas simplement une histoire entre un agresseur et une victime. Il y a aussi toutes les conditions sociales qui ont rendu ce crime possible et il faut donc les changer. On s’intéresse aux racines mêmes de la structure de la société. Une des idées de l’abolitionnisme, c’est qu’on ne prône pas une sorte d’impunité, ou la loi du plus fort, ou le chacun pour soi. Au contraire, on veut fournir des solutions à toutes les sortes de victimisation qui ne sont pas prises en compte dans la société. Ce mouvement cherche donc d’autres moyens pour résoudre des traumatismes, des formes de victimisation. Les solutions proposées sont assez diverses, mais il faut préciser que le mouvement abolitionniste ne fournit pas une sorte de kit prêt à l’emploi. On dit surtout que la prison est un système extrêmement récent et qu’il faut donc se laisser ouvertes les possibilités d’imaginer autre chose. Les sociétés humaines ont toujours trouvé des façons de résoudre les conflits et les traumatismes en leur sein, et ce, sans recourir au pénal, en étant dans la pédagogie. À l’échelle individuelle, il y a déjà un énorme savoir sur la manière de se passer du système pénal. Les abolitionnistes misent sur ce savoir que l’on a déjà afin de le collectiviser.
Ce n’est pas une mince tâche…
Est-ce qu’on a vraiment d’autres solutions ? Les solutions proposées par les courants majoritaires du féminisme, c’est de punir davantage les hommes. Or les féministes voient bien les limites que ces appels à la criminalisation génèrent. Et elles n’ont pas d’autres solutions. Ça fait 50 ans qu’on dit de mettre les hommes en prison et ça ne fonctionne pas. On a peut-être d’autres choses à essayer ? Mon livre est un appel à réfléchir collectivement.
Cette entrevue a été éditée par souci de concision.
Entrevue avec Nathalie Collard, La Presse, 16 décembre 2019
Photo: Martin Chamberland / La Presse
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