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4 décembre 2019

Recension de Pour elles toutes

« Mon cœur se serre avec elles toutes qui ne disent rien » (p. 5). Ainsi commence l’ouvrage de Gwenola Ricordeau, un ouvrage ouvertement engagé, qui cherche à articuler les théories de l’abolitionnisme pénal et celles du féminisme. Cette visée conceptuelle n’est pas chose aisée de prime abord : certains mouvements féministes, par leurs combats pour la reconnaissance des violences faites aux femmes, plaident pour la création de nouvelles infractions ou pour le durcissement des politiques pénales en vigueur. Or, la criminalisation de certains comportements va justement à l’encontre du projet abolitionniste.

C’est précisément ce « nœud », cette « contradiction » à laquelle l’ouvrage de Gwenola Ricordeau cherche à s’attaquer : l’autrice se définit d’emblée comme « féministe, donc pour l’abolition du système pénal » et « pour l’abolition du système pénal, donc féministe » (p. 20). Plus précisément, elle pose trois questions principales en introduction de son propos : « Le système pénal protège-t-il les femmes ? Qu’est-ce que le système pénal fait aux femmes qui y sont confrontées ? Faut-il inscrire les luttes féministes sur le terrain du droit ? » (p. 14). Du point de vue méthodologique, le livre prend plutôt la forme d’un essai, reposant à la fois sur l’expérience personnelle et militante de son autrice dans divers cercles abolitionnistes et féministes, et sur de nombreuses références de recherche publiées majoritairement en France, aux États-Unis et au Canada, pays sur lesquels se centre l’étude. Sa structure est limpide et bien construite, aussi nous pouvons, dans ce compte-rendu, la reprendre afin de suivre l’argumentation de Gwenola Ricordeau.

Le chapitre 1 retrace le cadre d’analyse de l’autrice, celui de l’abolitionnisme pénal, en en reprenant les grandes lignes. Après quelques rappels en droit pénal et sur les fonctions généralement attribuées à la peine (de dissuasion, de rétribution et de réhabilitation), l’autrice évoque les différentes critiques formulées à l’égard du système pénal. Parmi celles-ci, Gwenola Ricordeau s’attache plus particulièrement au caractère socialement et historiquement construit des infractions définies actuellement dans le Code pénal, que ce soit en France, aux États-Unis ou au Canada. D’après elle, ces infractions nous détournent d’autres crimes et délits, au caractère bien plus structurel (que l’on pense à la destruction de l’environnement, au capitalisme, au racisme ou au patriarcat) et commis par des catégories de la population en position de pouvoir, qu’il s’agisse de l’État lui-même ou des « criminels en cols blancs » au sens large. En ce sens, le système pénal semble « très bien fonctionner du point de vue du capitalisme et du suprémacisme blanc, puisqu’il participe au contrôle des classes populaires et des personnes racisées » (p. 30). On peut à ce propos souligner le rôle, développé à d’autres endroits dans l’ouvrage, des politiques néolibérales dans le développement du système pénal : le concept de « complexe carcéro-industriel » (p. 47), que Gwenola Ricordeau reprend à d’autres chercheur.e.s en criminologie critique, résume bien les liens entre les industries de la punition et les pouvoirs politiques1.

La deuxième partie du chapitre, très intéressante pour les lecteur.rice.s néophytes, présente clairement les différentes théories abolitionnistes (leurs différentes « vagues », leurs principaux.ales instigateur.rice.s et leurs divergences stratégiques). Elle dégage ainsi un « socle commun », que Gwenola Ricordeau résume en cinq points : « L’abolitionnisme conteste que la prison ne puisse jamais se réformer » ; « L’abolitionnisme n’est pas un idéalisme » ; « La justice sociale plutôt que la justice pénale » ; « L’abolitionnisme n’est pas un angélisme » et enfin « L’abolitionnisme refuse de déléguer à des institutions ou à des expert.e.s la résolution des situations problématiques » (p. 31-32).

Les chapitres 2, 3 et 4 s’intéressent à la place des femmes dans le système pénal, lorsqu’elles y font face en qualité de victimes (chapitre 2), de prévenues ou d’inculpées (chapitre 3) ou de proches de personnes détenues (chapitre 4). Dans chacun de ces chapitres, Gwenola Ricordeau cherche d’abord à brosser un portrait des femmes concernées ou de leurs agresseurs, à partir de données d’enquêtes ou d’articles de recherche portant sur les trois pays étudiés. En ce qui concerne les victimes, elle montre que la plupart des personnes qui portent préjudice aux femmes ne sont finalement jamais inquiétées. Celles qui le sont s’avèrent quasi exclusivement racisées et issues de milieux populaires (l’autrice s’intéresse ainsi aux manières dont la race façonne la procédure pénale, dans une perspective intersectionnelle). En ce qui concerne les femmes judiciarisées, l’autrice discute les formes de contrôle social spécifiquement appliquées aux femmes, qui passe souvent par d’autres sphères (familiales, médicales…) que le système pénal. Certaines femmes sont plus souvent judiciarisées que les autres, comme les femmes trans, lesbiennes, racisées ou encore celles qui ont été victimes d’agressions sexuelles par le passé. En ce qui concerne les femmes proches de personnes détenues, l’autrice met avant tout l’accent sur leur invisibilité, dans la recherche (jusqu’à il y a une dizaine d’années) mais aussi voire surtout dans les politiques publiques et dans les collectifs abolitionnistes. Elle insiste également sur le « choc carcéral »2 et sur les coûts que représente l’incarcération d’un proche, à la fois économiquement mais également socialement ou émotionnellement.

Dans ces trois chapitres, Gwenola Ricordeau revient ensuite sur les différentes relations que les femmes entretiennent vis-à-vis du système pénal d’un point de vue théorique. Pour les victimes, elle montre ainsi que le système pénal ne leur permet pas de reprendre le contrôle de leurs vies, notamment car il attend d’elles une soumission à des caractéristiques de « victime idéale » que, selon leur milieu et leur socialisation d’origine, elles ne peuvent pas toutes mobiliser. Dans le cas des femmes judiciarisées, l’autrice s’intéresse aux théories différentialistes selon lesquelles il faudrait des lieux d’enfermement spécifiques aux femmes. Elle s’oppose fermement à cette idée, notamment car elle participe au développement du système pénal en justifiant la construction de nouvelles prisons « pour femmes ». Pour les femmes proches de détenu.e.s, Gwenola Ricordeau s’interroge sur le sens de cette « peine secondaire » : les proches sont elles aussi des victimes de l’incarcération, dont on exige une forme de « pénitence » (p. 136), et que l’institution humilie et infantilise.

Le chapitre 5 propose d’articuler le féminisme et l’abolitionnisme pénal d’un point de vue théorique et politique. Il débute par un constat fort : « les trois précédents chapitres ont montré que les femmes n’ont rien à attendre du système pénal » (p. 145). Gwenola Ricordeau y expose un double problème dans l’articulation des luttes féministes et des luttes abolitionnistes. D’un côté, les luttes féministes font généralement peu de cas des femmes confrontées à la prison. L’autrice reprend ici l’analyse de Simone de Beauvoir concernant la « fragilité de la sororité », qui se heurte aux solidarités de classe et de race (p. 147). Elle revient par la suite sur le « féminisme carcéral », qui cherche à judiciariser davantage les violences faites aux femmes, pour insister sur ses limites théoriques, politiques et tactiques. Pour Gwenola Ricordeau, dans ce contexte, « l’abolitionnisme pénal est “notre seule possibilité” » (p. 154). D’un autre côté, les mouvements abolitionnistes font peu de cas des femmes, qui luttent dehors mais sont rarement incarcérées ou judiciarisées. Or pour Gwenola Ricordeau, l’intégration des femmes, qu’elles soient victimes, confrontées au système pénal ou proches de personnes détenues, est essentielle car elle permettrait de décaler la focale du sort indigne des prisonnier.ière.s (qui est un combat moral) pour l’amener sur le terrain politique (afin de promouvoir une société sans prison), en luttant à la fois de l’intérieur mais aussi et surtout de l’extérieur du milieu carcéral.

Enfin, le chapitre 6 propose des pistes de réflexion concrètes pour s’émanciper du système pénal. Comme le précise d’emblée l’autrice, il s’agit plus d’une invitation à la créativité que de solutions prêtes à l’emploi. Gwenola Ricordeau expose différentes théories et pratiques, qui relèvent de la justice réparatrice, de la justice restaurative ou de la justice transformative, en soulignant leurs intérêts mais aussi leurs limites potentielles. Ces méthodes remettent en question le caractère vengeur de la justice pénale pour mettre l’accent sur la médiation entre individus et sur la reconstruction des liens sociaux. En plus de différents exemples et caractérisations de ces formes de justice différentes, le chapitre pose aussi des questions passionnantes telles que « Faut-il porter plainte lorsqu’on est victime de viol, dans un cadre féministe et abolitionniste ? » ou encore « Peut-on être contre le système pénal même en ce qui concerne les viols ? »

Cet ouvrage, dans l’ensemble, ouvre donc de nombreuses pistes de réflexion quant aux théories de l’abolitionnisme pénal, souvent méconnues par ailleurs. Il expose des thèses fortes et engagées, se lit facilement même s’il chemine vers « une destination un peu floue » comme le conclut son autrice. Bref, il est de ces livres qui font réfléchir et ouvrent de nouveaux horizons à ses lectrices et à ses lecteurs !

Notes

1 Ce concept permet en particulier de comprendre l’expansion du système carcéral dans un contexte post-guerre froide, où le complexe militaro-industriel devait chercher de nouveaux débouchés, qu’il a trouvé dans la construction et la gestion de nouvelles prisons.

2 L’expression de « choc carcéral » est souvent utilisée pour caractériser les conséquences d’une première incarcération. Celle-ci constitue pour beaucoup un véritable « choc » dû à la perte d’autonomie (impossibilité de se déplacer librement, de choisir ce que l’on mange, avec qui on est en contact, de s’exprimer, d’organiser son temps…), au sentiment d’indignité et à la violence de l’univers carcéral. Ce « choc carcéral » concerne en premier lieu la personne détenue mais aussi ses proches, qui doivent s’habituer à cette situation nouvelle et la plupart du temps très angoissante.

Anaïs Henneguelle, Lectures, 4 décembre 2019

Lisez l’original ici.

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