Je n’ai jamais partagé les opinions de Bock-Côté
Monsieur Rioux, dans votre chronique du 9 novembre, où vous évoquez mon essai Mélancolies identitaires : une année à lire Mathieu Bock-Côté, vous dites que je suis un auteur qui possède de l’esprit, de l’humour, de la morgue et qui, de surcroît, fait preuve de mauvaise foi. Ces qualités appartenant de plein droit à la tradition des lettres françaises, que vous connaissez bien puisque vous vivez à Paris, je les reçois comme un compliment.
De me reconnaître ce talent, bien entendu, ne vous a pas empêché de trouver mon livre plutôt vilain ni de m’assigner le rôle du gauchiste-multiculturel-délirant dans la version publiée de la fable que vous nous répétez chaque semaine dans les pages du Devoir. Mais passons. C’est votre droit le plus légitime de trouver des défauts à mon livre, tout comme vous êtes libre d’enfoncer le même clou dans vos textes, jusqu’à votre retraite.
Je voudrais toutefois rétablir un fait. Vous émettez l’hypothèse que je devrais ma morgue, mon esprit et ma mauvaise foi à une frustration, celle de voir mes « anciens idéaux exprimés aujourd’hui avec talent par un intellectuel qui se dit conservateur », à savoir Mathieu Bock-Côté. Une telle affirmation n’est sensée que si l’on réduit la tradition de gauche à quelques marottes assimilables par une conscience de droite : la laïcité, la nation et la figure caricaturale de l’enseignant tirée d’un roman de Marcel Pagnol.
Cela me paraît fort de café. À gauche, aujourd’hui, on a plutôt tendance à se dire que ce qui a changé depuis 30 ans, c’est la lutte des classes. Ce sont les riches qui l’ont déclarée depuis Reagan et, comme l’a affirmé sans gêne le milliardaire Warren Buffet, ils l’ont gagnée. Et c’est bien les dégâts causés par cette victoire qu’il nous faut aujourd’hui réparer.
L’immense accumulation de richesse par une aristocratie de l’argent, l’incroyable fragilité du système monétaire international, la lente agonie de la classe moyenne, la puissance politique et culturelle démesurée de gigantesques entreprises, la crise écologique, autant de choses cassées dont curieusement les intellectuels « dits » conservateurs ne parlent jamais. À vous lire, on croirait parfois qu’en Europe, ces réalités n’existent pas.
Tout cela est discutable, bien entendu. Discuter est de bonne santé pour une société. Mais ce qui m’apparaît cependant incontestable, c’est que je n’ai jamais partagé les opinions de Mathieu Bock-Côté, qu’on ne peut appeler « idéaux » que si on a une affection particulière pour l’hyperbole, et auxquels on ne peut associer la gauche qu’en faisant abstraction de l’histoire.
Mark Fortier, Le Devoir, 12 novembre 2019
Réplique de Christian Rioux
Monsieur,
Si l’esprit est une qualité, veuillez noter que même à Paris la morgue et la mauvaise foi ne le sont pas. Surtout lorsqu’elles vous poussent comme dans ce livre à insulter vos adversaires. Parlons donc de la lutte de classes puisque vous en faites avec raison une des caractéristiques de la gauche. Enfin de celle d’hier. Il ne vous aura pas échappé que depuis vingt ans partout les classes populaires se sont détournées des partis de gauche, dont l’électorat se recrute aujourd’hui principalement parmi les élites instruites et favorisées des grandes villes mondialisées. Cela se vérifie à Paris, à Londres et à Berlin. Quant aux classes populaires, pour qui la nation, l’école et la laïcité sont loin d’être des « marottes », comme vous le dites, elles sont souvent passées à droite quand elles n’ont pas été abandonnées aux démagogues. Cela ne vous plaît peut-être pas, mais la reconnaissance des faits demeure un préalable incontournable à toute véritable discussion.
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