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3 novembre 2019

Naomi Klein: «Les gens veulent qu’on leur montre un futur où le monde ne s’effondre pas»

Vingt ans après son best-seller anticapitaliste «No Logo», la journaliste canado-américaine publie «On Fire», plaidoyer pour une révolution à la fois écologique et sociale. Face aux «flammes du changement climatique et aux flammes des mouvements d’extrême droite» qui consument la planète, l’essayiste défend le Green New Deal de la gauche américaine, et se dit ragaillardie par l’activisme de la nouvelle génération.

Son premier livre paru il y a vingt ans, No Logo, dénonçait les ateliers de la misère, la «tyrannie des marques», l’idéologie néolibérale et la cupidité des multinationales manufacturières, aux méthodes de fabrication aux antipodes de leur marketing pseudo progressiste. Un ouvrage clé à l’aube du XXIe siècle, traduit dans 28 langues, dont la pertinence a marqué des générations d’intellectuels, de militants et d’artistes. La journaliste, essayiste et réalisatrice altermondialiste canado-américaine Naomi Klein, 49 ans, a publié en septembre aux Etats-Unis son septième livre, On Fire (Plan B pour la planète : le New Deal vert, à paraître mercredi chez Actes Sud). Un état des lieux de l’urgence climatique et de l’activisme pour tenter d’y faire face, ainsi qu’un plaidoyer en faveur d’un Green New Deal (GND), à l’instar de celui porté par la représentante américaine Alexandria Ocasio-Cortez (AOC). Un vaste plan d’investissement dans les énergies renouvelables visant à endiguer le réchauffement climatique tout en promouvant la justice sociale. Le soutien à ce plan, inspiré du New Deal de Roosevelt qui avait sorti les Etats-Unis de la Grande Dépression, est devenu un critère déterminant pour l’aile progressiste du Parti démocrate, en pleine campagne pour les primaires avant l’élection présidentielle de 2020.

Sacrée «personnalité la plus visible et la plus influente de la gauche américaine» en 2008 par le New Yorker, Klein construit depuis deux décennies des passerelles entre les sphères académiques, militantes et médiatiques. Elle a dénoncé le «capitalisme du désastre» (la Stratégie du choc, 2007) et les vautours de la privatisation, en embuscade après la guerre en Irak ou l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans. Dans son dernier livre, elle analyse le «dialogue mortel entre les tendances planétaires et politiques», du réchauffement aux montées des droites extrêmes. Fait des parallèles entre le suprémacisme blanc, la violence armée et la destruction de l’environnement. Mais assure que l’activisme de la jeunesse (le Sunrise Movement, les climate strikes), les nouvelles figures politiques et militantes (AOC, Greta Thunberg), ainsi que l’élaboration de programmes politiques très ambitieux comme le Green New Deal lui donnent de l’«espoir».

Comment faites-vous pour ne pas être complètement déprimée, alors que vous sonnez l’alarme climatique, analysez l’inertie politique et le cynisme des multinationales depuis des années ?

Je suis souvent déprimée. Peut-être que «déprimée» n’est pas le bon mot, mais je suis souvent anéantie et bouleversée. Nous sommes en train de détruire quelques-uns des éléments structurants de notre planète : l’Arctique, l’Amazonie, la Grande Barrière de corail… Et nous poussons la destruction au-delà du point de non-retour. Il serait donc ridicule de me montrer optimiste et détendue. Mais je sens vraiment qu’on assiste à un changement considérable : nous avons enfin des figures politiques qui ont conscience de l’ampleur de la crise, et qui proposent une réponse politique à la hauteur de cette crise. La probabilité qu’on parvienne à contenir l’augmentation des températures en dessous de 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle est très faible. Mais tant qu’il y a une chance d’y parvenir, tant qu’il y a une dynamique vers ça, je ne vais pas perdre mon temps à me vautrer dans mon désespoir.

Avec No Logo, vous avez commencé votre carrière en disant «non». Puis, dans le sillage de l’élection de Trump, «non ne suffit plus». Le Green New Deal est-il le «oui» que vous attendiez ?

Ce qu’il y a de vraiment intéressant avec le Green New Deal, c’est qu’il ne demande pas aux gens de choisir entre la fin du mois et la fin du monde. C’est une vision qui reconnaît que nous sommes à un moment où les crises sont complètement transversales, imbriquées. Vous avez peur de ne pas réussir à payer votre loyer, à nourrir votre famille, de perdre votre boulot, de devoir quitter votre pays, d’avoir à faire face à la violence policière, ce sont des menaces existentielles pour vous. Que les défenseurs de l’environnement disent «mais non, le changement climatique est LA crise existentielle, parce qu’il en va de l’espèce humaine» ne servirait à rien. Nous attendions depuis longtemps une réponse à la crise écologique qui soit également une réponse à la précarité économique, aux inégalités, aux injustices. Mettre au point des programmes politiques qui fassent toutes ces connexions a pris un temps fou. Mais nous y sommes enfin arrivés, et c’est un moment excitant. Effrayant également, parce qu’il est possible d’arriver près du but, mais d’échouer quand même. En fait, c’est assez probable.

Le GND est beaucoup critiqué pour son coût, les difficultés de sa mise en place… Comme s’il était impossible, sans espoir, de penser à des solutions au changement climatique, tant la tâche est immense. Ce sentiment d’impuissance qui nous engourdit est-il une construction idéologique ? D’où vient-il ?

Il s’agit, selon moi, de l’héritage le plus durable du néolibéralisme. Son projet idéologique est en pleine déroute : plus personne n’ose argumenter que tout s’améliorerait si on n’avait plus de dérégulation et plus de privatisations. C’est une vision du monde discréditée aujourd’hui. Mais une partie du projet néolibéral est restée : la guerre contre l’imagination. Cette idée qu’il n’y a pas d’alternative, que nous sommes trop cupides et égoïstes, que nous ont enseignée les économistes néolibéraux. Ça rend les gens sans espoir. Hollywood et la télévision nous ont également fait défaut : scénario après scénario, on nous a montré une vision de notre futur proche dans laquelle nous ne sommes que des pires versions de nous-mêmes, des caricatures. Récemment, on l’a vu dans la Servante écarlate ou dans Years and Years. Ce sont d’excellentes séries, mais les auteurs pensent qu’en braquant un miroir déformant sur nos sociétés, ils vont produire un électrochoc. Et qu’on va se dire : «Oh, je ne veux pas qu’on continue sur ce chemin, je vois où ça nous mène.» Mais nous avons vu tellement de variations de la même dystopie qu’elles finissent par agir comme des prophéties autoréalisatrices, et non comme des avertissements. Personne ne nous montre une vision du futur dans laquelle on déciderait de changer. Ça fait partie de ce ressenti global de désespoir et d’impuissance. C’est pour ça qu’on a fait ce petit film avec Alexandria Ocasio-Cortez [A Message From the Future, un court film d’animation diffusé en avril, ndlr]. La réception a été bien au-delà de nos attentes : 10 millions de vues en une semaine ! Les gens ont faim de ça, qu’on leur montre un futur dans lequel le monde et la race humaine ne s’effondrent pas. Les artistes ont vraiment un rôle à jouer, notamment pour remettre en question ce paradigme cataclysmique de la «cli-fi» [climate fiction], qui ne cesse de faire peur aux gens. Il faut au contraire donner de l’inspiration aux gens, grâce à une vision d’un futur vers lequel on veut aller.

Dans On Fire, vous dressez cette continuité entre esclavage, colonisation et attitude destructrice vis-à-vis de l’environnement.

J’avais en tête le concept de Cedric Robinson, le «capitalisme racial». Je trouve qu’il permet de comprendre le moment dans lequel on se trouve, où l’on voit dans le même temps les flammes du changement climatique et les flammes des mouvements d’extrême droite. Le capitalisme moderne a été fondé sur le vol d’êtres humains et de terres. Il fallait une théorie pour rendre tout cela acceptable. D’où la hiérarchie des races, qui permettait de dire que certaines personnes étaient moins humaines que d’autres, et qu’il était donc convenable de les traiter comme du bétail. Les idées suprémacistes ne sont pas nouvelles. Elles sont profondément enchâssées avec les bases légales justifiant l’existence même des nations de l’anglosphère, de la doctrine chrétienne de la découverte à la terra nullius. Le moment dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, où on laisse des gens se noyer par milliers en Méditerranée, ou mourir dans le désert d’Arizona, ou enfermés dans des camps de rétention où on les traite comme des animaux : il faut des théories pour justifier tout cela. C’est pour ça que l’on voit resurgir ce même type de théories sur la hiérarchie des races pour justifier cette ère que je nomme le barbarisme climatique. Guerre, pauvreté, violence des gangs, violences sexuelles… Les causes des migrations de masse sont complexes, mais ce qu’on sait, c’est que les dérèglements climatiques intensifient toutes ces autres crises. Alors qu’ils en sont très conscients, les pays les plus riches de la planète semblent déterminés à les aggraver.

Vous pointez du doigt l’anglosphère (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni et Australie), pour sa responsabilité historique dans l’esclavage et la colonisation, mais également dans le réchauffement climatique. C’est d’ailleurs dans certains de ces pays, parmi les plus gros pollueurs, que les populations sont les plus climatosceptiques…

Le déni face au changement climatique, aux Etats-Unis, en Australie et, dans une moindre mesure, au Canada, est lié à l’histoire de la colonisation. Ces territoires ont été vus comme une extension de l’Europe. On parlait alors de Nouvelle France, de Nouvelle Angleterre, de Nouvelle Amsterdam… Quand les Européens débarquent en Amérique du Nord pour la première fois, ils n’arrivent pas à croire à la quantité de nature qui les entoure. Ils n’en reviennent pas ! Pour eux, c’est le jackpot au moment où les grandes forêts d’Europe disparaissent, où les zones de pêche sont épuisées, où les grands animaux d’Europe ont été chassés jusqu’à l’extinction. D’un coup, ils découvrent cette doublure, ce continent de rechange, bien plus immense que ce que leurs esprits d’Européens leur permettent de concevoir. On le voit dans les écrits de l’époque : ils n’ont de cesse de décrire cette idée d’infinitude, plus de poissons que de grains de sable, des arbres à perte de vue… Cette idée d’une nature infinie, inépuisable, est restée centrale dans nos récits nationaux. L’idée qu’il faudrait mettre, logiquement, des limites est inimaginable, particulièrement pour les gens les plus attachés à ces récits nationaux.

Lors d’une manifestation contre le G20 de Toronto, en juin 2010. Photo Lucas Oleniuk. «Toronto Star». Zuma. Rea
Aux Etats-Unis, il n’est pas rare d’ailleurs de rencontrer des gens qui se disent amoureux de la nature, mais qui possèdent trois SUV et ne croient pas au changement climatique…

Il existe une forme de rage profonde face à l’idée qu’on veuille nous imposer des limites. Le dernier exemple que j’ai en tête est cette histoire de pailles Trump [cet été, le directeur de campagne de Trump pour 2020 s’en est pris aux pailles en papier, qu’il appelle les «pailles progressistes» ou liberal straws, et a fait fabriquer des milliers de pailles en plastique avec le logo «Trump 2020»]. Cette guerre des pailles aux Etats-Unis illustre bien le problème. D’un côté, vous avez la campagne Trump qui a gagné des centaines de milliers de dollars avec ces pailles en plastique rouge. Ses supporteurs les achètent parce que c’est une façon de montrer leur révolte contre tout type de limite. C’est une façon de dire «personne ne peut m’imposer ce que je dois faire ou ne pas faire, et je vais avoir mes pailles en plastique avec Trump écrit dessus si je veux». C’est un caprice. Mais de l’autre côté, vous avez les pailles en papier, et cet accent qui a été mis sur les pailles [aux Etats-Unis, où 500 millions de pailles en plastique sont utilisées chaque jour, plusieurs villes les ont interdites] illustre également l’incrémentalisme progressiste. Il est beaucoup plus facile de parler de nos modes de vie, via la question des pailles par exemple, que de stratégies globales et de politiques pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Bien sûr, la pollution des océans par les plastiques est un problème très grave. Ce que je dis, c’est que l’accent a toujours été mis sur des changements mineurs ou marginaux de modes de vie, le tout dans un contexte de consommation sans limite, et même chez les progressistes. Donc vous avez ce genre de guerres sur les pailles, qui produisent peu d’effet mais beaucoup de retours de bâton. Autant mener des combats pour des politiques réellement transformatives.

Dans votre livre Dire non ne suffit plus, vous expliquiez que Donald Trump était la première incarnation d’une marque sous la forme d’un président, avec son nom sur des immeubles, des avions, des steaks… Il a même voulu un temps organiser le prochain G7, durant l’été 2020, dans l’une de ses propriétés à Miami. La résistance à Trump ne devrait-elle pas, en conséquence, utiliser les mêmes techniques que les altermondialistes vis-à-vis des multinationales ? Comment se battre contre une marque ?

D’abord, nous devons comprendre quelle est la nature de la marque Trump, et quelles sont ses vulnérabilités, pour la combattre avec efficacité. Si une marque est fondée sur une image inspirante, progressiste, comme Nike, alors elle est très vulnérable à la critique : il est facile de montrer le contraste entre ses campagnes marketing et la réalité de ses méthodes de production et des conditions de travail. Mais le discours derrière la marque Trump consiste à dire : «Je suis le boss, je fais ce que je veux, à qui je veux.» Ça explique pourquoi le gotcha journalism, le journalisme «je t’ai eu», n’a aucun effet sur lui. Voire qu’il renforce son image de patron qui s’en est toujours tiré. Vous pouvez prouver qu’il a menti sur l’origine de sa fortune, que ses entreprises n’ont été qu’une succession de faillites… La réalité, c’est qu’il est toujours au sommet. Alors qu’il a arnaqué tout le monde, ce qui contribue encore plus à montrer à quel point c’est lui le patron, dans le récit qu’il a créé. La marque Trump est fondée sur un récit amoral. Elle est donc très difficile à attaquer, puisqu’elle annonce la couleur. D’ailleurs, là où Trump est vulnérable, c’est quand il semble être redevable envers quelqu’un, comme on l’a vu avec son conseiller Steve Bannon [limogé en août 2017]. L’organisation du G7 dans l’une de ses propriétés aurait été un véritable scandale : de la corruption pure et simple, puisque des gouvernements étrangers se seraient retrouvés à payer le président américain pour participer au sommet. La plupart des coûts, la sécurité, les chambres d’hôtel : cet argent serait allé dans sa poche.

No Logo a bientôt 20 ans, et les marques, omniprésentes, semblent n’avoir jamais été si puissantes…

On peut, à raison, regarder ces vingt années et se dire qu’on a perdu toutes les batailles. Mais je vois également que la critique du néolibéralisme, surtout parmi les jeunes, n’a jamais été aussi sévère et argumentée, et est totalement intégrée dans la plupart des milieux. Même chez de nombreux candidats démocrates pour l’élection de 2020 ! Autre chose qui a beaucoup évolué depuis le tournant des années 2000, c’est l’irrévérence très saine que les jeunes générations ont envers la classe politique. Il n’y a plus cette déférence automatique. Ils regardent le bilan des élus, font la liste de leurs échecs, les mettent face à leurs responsabilités les plus basiques, et les traitent en conséquence.

Mais cette même génération est totalement cernée par les marques, les plateformes, les réseaux sociaux… Le personal branding, où chacun d’entre nous peut devenir une marque avec un compte Instagram et des followers, où l’on peut devenir un «influenceur» même à un très jeune âge : ça aussi c’est une nouveauté depuis No Logo.

Je dispense un cours [à la Rutgers University] qui s’appelle «Corporate self». Je commence avec No Logo, pour aller vers la marchandisation de l’individu à travers l’extraction de nos données personnelles, avec notre intimité comme dernière frontière du néolibéralisme. J’ai voulu regarder les différentes étapes du capitalisme et de la propriété, de la privatisation des terres, des moyens de production, des services et des espaces publics, jusqu’à la marchandisation de nos conversations avec nos amis, de la mise en scène de notre identité en ligne. Les gens ont de plus en plus conscience du pouvoir des entreprises de la tech et de leur impact dans nos vies. L’ironie, c’est que le discours critique est formulé à l’intérieur même des plateformes créées et contrôlées par ces entreprises.

Qu’en pensent vos étudiants ?

Ils sont dans une situation très ambivalente et inconfortable : ils ressentent fortement la pression commerciale et professionnelle à bâtir une marque autour de leur propre identité et, éventuellement, la monétiser sur les réseaux sociaux, s’ils veulent un jour décrocher un travail. Ils savent que les employeurs regardent leur nombre de followers comme une marchandise commercialisable avant de les embaucher. A la fin de No Logo, j’abordais l’idée, assez nouvelle à l’époque, que des personnes allaient devenir leur propre marque. A la fin des années 90, ça ne concernait que des célébrités. Ce n’est qu’avec l’avènement des réseaux sociaux qu’un ado lambda, sans notoriété préalable, a pu avoir accès à des outils pour faire sa propre publicité. Mes étudiants le font par obligation, pas par plaisir. Comment un employeur potentiel regardera dans quinze ans ce que j’ai posté aujourd’hui ? A travers quels filtres mon identité va-t-elle être consommée ? C’est une gymnastique mentale extraordinaire qu’ils ont appris à accomplir sans forcément la questionner. C’est pour ça que je fais venir dans mon cours des activistes qui sont en résistance contre ces plateformes. J’ai par exemple invité l’une des organisatrices des débrayages chez Google, Meredith Whittaker, qui a depuis été mise dehors. Mais également des salariés qui ont été impliqués dans l’organisation des travailleurs de la tech. Il est important de voir comment on peut utiliser ces outils sans céder toutes nos données personnelles, ni tout notre pouvoir aux algorithmes. Tout cela pourrait être issu d’un vrai processus démocratique, où les utilisateurs décideraient qu’à partir du moment où ce sont eux qui fournissent ce travail et ces contenus gratuits, ils ont leur mot à dire sur le type d’espaces d’information et de communication qu’ils veulent créer. Je crois qu’on a trop tendance à présenter la situation comme tout ou rien : soit tu te soumets à jamais à Mark Zuckerberg, soit tu jettes ton smartphone dans la rivière.

La vulnérabilité de cette génération vis-à-vis des réseaux sociaux et des employeurs est sans doute particulièrement vraie à l’ère de la «gig economy», dans laquelle de nombreux travailleurs indépendants et sous-traitants sont payés à la tâche par des plateformes, et non au mois par un employeur unique. Autre nouveauté, depuis No Logo

No Logo parlait des entreprises qui fabriquent des objets, des baskets, de l’électronique, et qui avaient réussi à externaliser leur production à des réseaux de sous-traitants, dans le but de ne plus être responsables de gros effectifs de travailleurs. Le modèle Nike, par exemple. Mais il y a vingt ans, l’industrie des services n’avait pas encore trouvé le moyen d’adapter ce modèle. Elle proposait déjà des emplois médiocres, mais des emplois salariés. Aujourd’hui, le secteur des services a réussi cette adaptation, et ça donne la gig economy : avoir le moins d’employés possible, être une entreprise la plus légère possible en termes d’actifs physiques et salariés. Ce modèle a migré vers l’économie des plateformes. Si vous prenez le modèle économique d’entreprises comme Uber ou Lyft [concurrent d’Uber aux Etats-Unis], elles ont compris comment gérer une entreprise de taxis sans posséder un seul taxi et sans salarier un seul chauffeur : ce sont des sous-traitants. Leurs salariés sont ultramajoritairement des experts en marketing, des développeurs et beaucoup, beaucoup de lobbyistes pour détricoter les législations.

Quels sont les points communs entre les «McJobs» que vous dénonciez il y a vingt ans, ces emplois peu qualifiés et mal payés du secteur des services, surtout dans la restauration rapide et la vente au détail, et ceux de la gig economy ?

Les McJobs étaient présentés non comme des vrais emplois, mais comme des petits boulots de complément, pour les étudiants par exemple. Une façon de justifier le fait de sous-payer les travailleurs. Uber use de la même rhétorique : travailler pour cette entreprise permettrait d’avoir un job d’appoint et d’arrondir ses fins de mois. Or c’est faux : beaucoup de chauffeurs sont des immigrés nouvellement arrivés qui travaillent à temps plein, voire au-delà, pour ces plateformes. L’intérêt pour Uber ou Lyft de présenter ces emplois comme des McJobs, c’est qu’en conséquence ils n’ont pas à prendre leurs responsabilités concernant les conditions de travail. La gig economy est un mélange entre le pire des McJobs et les méthodes d’externalisation du secteur manufacturier appliquées aux services.

A droite, avec Greta Thunberg, à New York, le 9 septembre. Photo Vanessa Carvalho. ZUMA. Panoramic
Vos grands-parents paternels étaient marxistes, vos parents des militants pacifistes et votre mère documentariste féministe. Comment cet héritage a-t-il façonné votre vision du monde ?

Mes grands-parents étaient très actifs dans les jeunesses socialistes de Newark, dans le New Jersey, où ils vivaient. Ils faisaient partie d’un mouvement de reconnexion à la terre et à la nature, et vivaient dans une communauté politique et artistique. Mon grand-père était dessinateur, animateur et sculpteur. Ma grand-mère était tisseuse et danseuse. Des hippies avant l’heure ! Les choix politiques des membres de ma famille ont bouleversé leurs vies, et ça a forcément eu un impact sur moi. Mon grand-père a organisé les premières grèves aux studios Disney, et à cause de ça il a été blacklisté pour le reste de sa vie. Il n’a jamais pu retravailler dans l’animation. Au chômage, il a trouvé un boulot sur un chantier naval et faisait son art dans son coin. Et puis mon père, parce qu’il refusait d’aller au Vietnam, a déménagé au Canada, où je suis née et où j’ai grandi, quand tout le reste de ma famille est resté aux Etats-Unis. J’ai forcément tiré quelques choses de ces choix de vie. J’ai également beaucoup appris de mes grands-parents et de mes parents en passant du temps à la campagne, loin des villes. Mon travail pour l’environnement vient sans doute de là, d’avoir eu la chance d’être très souvent exposée à la beauté et aux merveilles de la nature.

A quel point le féminisme sous-tend-il votre travail ?

J’écris sur le féminisme quand j’analyse les inégalités économiques hommes-femmes, ou à travers la question de la représentation, en politique ou par les marques. Mon engagement politique est né par le féminisme. Le premier article que j’ai écrit, les premières réunions que j’ai organisées, portaient sur les violences contre les femmes. J’étais étudiante au Canada au moment du massacre de l’Ecole polytechnique de Montréal, en 1989, où 14 étudiantes ont été abattues. Le tireur, Marc Lépine, avait crié «je hais les féministes». Ça a été un choc pour tout le monde, et un catalyseur de mon engagement. J’avais 19 ans, je n’avais jamais parlé en public et j’ai dû présider des réunions très mouvementées. Au même moment, notre campus était la cible d’un violeur et tueur en série [Paul Bernardo]. Tous ces crimes horribles contre les femmes, autour de nous… C’est comme ça que mon engagement a commencé.

Vous étiez une femme de 29 ans quand vous avez acquis le statut de figure internationale de la gauche altermondialiste. Vous a-t-on toujours prise au sérieux ?

Quand j’y repense, non : c’était très difficile d’être prise au sérieux en tant que jeune femme qui critique le néolibéralisme, surtout à cette période [dans la foulée de la parution de No Logo, l’hebdomadaire libéral The Economist critique frontalement son livre avec un dossier en une intitulé «Pro Logo» ; un an plus tard, le même journal publie un article intitulé «Pourquoi Naomi Klein doit grandir»…]. J’ai sans doute surcompensé en faisant des présentations assez froides, en prenant garde à ne pas être vue comme trop sensible, et en me rendant la plus inattaquable possible. Mais parler du changement climatique en 2019 en étant austère me pose problème. Je sens qu’il est temps que je me débarrasse de ces techniques acquises au fil du temps pour être considérée dans des milieux dominés par les hommes. Je n’ai pas envie d’être calme en permanence. Je ne suis pas calme. Et il faut refléter l’urgence du moment : nous devrions tous être en train de crier. Aujourd’hui, je veux être moins dans la retenue. Je veux désapprendre tout ce refoulé acquis ces vingt dernières années dans le but d’être prise au sérieux en tant que femme dans l’espace public. Parce que quelque part, je ne m’en soucie plus vraiment.

Entretien avec Isabelle Hanne, Libération, 3 novembre 2019.

Photo: Fred Kihn. Adoc Photos. Naomi Klein, en avril 2015.

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