«Gravité»: comme une tonne de plumes
Du temps où il était critique au journal Le Monde, l’auteur Hervé Guibert raconta comment un forain avait accusé Georges Méliès de faire des films trop artistiques pour un public qui ne voulait voir que des coups de pied au cul. Le magicien du cinéma aurait répondu : « On va leur en faire, des films idiots, on va renverser des vaisseliers, on va envoyer des coups de fusil dans les fesses de la bonne, on va mettre trop de sel dans la marmite. »
Sans pouvoir être qualifié de « sel dans la marmite », le cinéma de Billy Wilder n’a jamais semblé, à première vue, briller par sa lourdeur (au sens où l’on pense parfois à celle-ci comme le modus operandi de cinéastes est-européens obscurs qui attendent les Vincent Guzzo de ce monde en enfer avec de la pelloche sous le bras). Ce n’était pas lourd, en soi, deux hommes qui se déguisent en femmes (Certains l’aiment chaud, 1959), un baraquement d’Américains arborant la moustache du Führer (Stalag 17, 1953) ou bien une robe qui se soulève au-dessus d’une bouche de métro (Sept ans de réflexion, 1955). Souligné à gros traits, peut-être. Cynique, certainement. Lubrique, sans doute. Mais lourd ?
Toutefois, si on y regarde de plus près, la gravité — une étrange attirance pour le plancher, l’immobile, les chutes — cloue au sol la production de cette figure tutélaire du cinéma américain. C’est avec cette idée en tête, une cohérence conceptuelle béton et un sens de la synthèse qui tire sur la monomanie qu’Emmanuel Burdeau, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et critique à Médiapart, sonde une chambre d’écho qui ne cesse de le renvoyer à cette interrogation : « Qu’est-ce qui fait tenir le cinéma de Billy Wilder ? » En d’autres mots : quel ordre commande la production d’un homme qui n’a jamais parlé de lourdeur, de pesanteur ou de gravité, mais qui pèse dans une multitude de sens ?
C’est par ailleurs dans un rapport tout aussi historique qu’artistique à Ernst Lubitsch (mentor du cinéaste, lui aussi Allemand naturalisé Américain) que Gravité dissèque Wilder. Car si Lubitsch fut léger et pratiquement jamais confronté au politique, Wilder fut tout le contraire. C’est précisément au moment où Burdeau abandonne l’esthétique pour glisser vers le politique que la publication de cet ouvrage chez Lux prend tout son sens, puisque « la question du poids, c’est évidemment avec l’Histoire qu’elle se pose avec le plus de force ». Et dire que l’épitaphe de Wilder se lit comme suit : « I’m a writer, but then nobody’s perfect. »
Extrait de «Gravité. Sur Billy Wilder»
Aucun cauchemar ne hante ce cinéma : l’Histoire est son plein jour. S’il n’y avait qu’une raison de s’intéresser à Wilder, aujourd’hui, celle-ci pourrait suffire : à l’heure où les arts et la pensée sont dominés par le paradigme de l’archive, où l’on s’obstine à voir partout des survivances et des fantômes, voici une oeuvre où les unes et les autres pourraient tenir le premier rôle, mais où ils n’en ont aucun.
Ralph Elawami, Le Devoir, 5 octobre 2019
Photo: Wikimedia Creative Commons. Image tirée du film «Certains l’aiment chaud», 1959
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