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28 mars 2019

Le jour des poubelles

Vous vous souvenez sans doute du rapport sur les « radios d’opinion » publié en 2015 sous la plume de Dominique Payette. Le document rédigé par la professeure de l’Université Laval avait été unanimement massacré par… les animateurs de ces radios et leurs supporteurs.

Voilà que l’ex-journaliste de Radio-Canada revient à la charge dans un passionnant essai intitulé Les brutes et la punaise, une référence au commentaire d’un lecteur qui, à la suite de la publication du rapport, lui a écrit : « On vous a à l’œil. On va vous écraser comme une punaise. »

Ou bien Dominique Payette carbure aux insultes, ou bien elle se cherche une cause, ou bien elle est un brin masochiste. Peu importe, il faut saluer sa détermination et son courage (il est assuré qu’elle va passer un mauvais quart d’heure dans les prochaines semaines), car son essai enfonce le clou sur un phénomène qui mérite d’être suivi et scruté à la loupe, quoi qu’en disent ses propres artisans.

À l’aide d’exemples frappants (le terme est faible), Dominique Payette tire une à une les ficelles qui forment le nœud de ce que certains surnomment « les radios-poubelles », mais que l’auteure se contente d’appeler « les radios de confrontation » partout dans le livre. Elle nous dit d’abord, au sujet des cibles de ces radios, que nous sommes passés de la tendance qui consistait à viser une personne en particulier à celle qui s’attaque maintenant à des groupes.

Pourquoi ? Parce que les attaques contre certains individus mettaient plus facilement à mal les propriétaires de ces radios (poursuites, mises en demeure, retrait des annonceurs, etc.). Bref, au fil des ans, ces radios d’opinion ont décidé d’orienter leurs tirs sur des cibles collectives majoritairement représentées par des élites intellectuelles et politiques, des mouvements sociaux et des marginaux, avec une nette préférence pour les féministes, les environnementalistes, les autochtones et les « BS ».

« La recette de ces hommes de radio est toujours la même : désigner un ennemi, le définir comme un corps étranger au vrai monde ordinaire, multiplier les attaques personnelles, puis enfariner le tout dans l’anti-intellectualisme. »

— Dominique Payette, dans l’essai Les brutes et la punaise

Avant d’aller plus loin, précisons une chose. À la lecture de ce livre, on pourrait avoir l’impression que le phénomène des « radios-poubelles » est vaste et répandu au Québec. Or, faut-il le rappeler, il se concentre essentiellement sur deux antennes : le FM 93 et Radio X (CHOI-FM), deux radios situées dans la région de la Capitale-Nationale.

On se rend également compte que les commentaires recensés par l’auteure proviennent très majoritairement d’une petite poignée d’animateurs : Sylvain Bouchard, Jeff Fillion, Pierre Mailloux, André Arthur, Éric Duhaime, Dominic Maurais, Sylvain Bouchard et quelques autres. Josey Arsenault et Myriam Ségal sont les voix féminines de ce peloton loquace.

Dominique Payette amorce son livre avec la question des crimes haineux et du tragique attentat à la Grande Mosquée de Québec le 29 janvier 2017. L’auteure a rassemblé des commentaires (à donner froid dans le dos) qui ont valu à leurs auteurs d’être mis au ban dans les jours qui ont suivi la tuerie.

« Je l’ai déjà dit et je vais le dire encore : on n’est pas faits pour vivre ensemble. C’est-tu assez clair ? […] On n’a pas les mêmes valeurs, on n’a pas les mêmes buts, on ne voit pas les choses de la même manière, ça se peut-tu qu’on n’est pas faits pour aller ensemble ? », a déclaré Jeff Fillion sur les ondes de Radio X quatre mois avant la tuerie.

Le commentaire le plus déroutant est survenu 48 heures après (je surligne en jaune « après ») le drame. Pierre Mailloux et sa coanimatrice Josey Arsenault, du FM 93, ont profité d’une tribune téléphonique sur la haine pour commenter la position des croyants pendant la prière, c’est-à-dire « le derrière relevé dans les airs », a précisé Arsenault. « Ouais, et l’homme qui est homosexuel… et qui est derrière, là, devant lui ? [rires] », a ajouté Pierre Mailloux.

La question des femmes, des agressions sexuelles et de l’égalité entre les sexes sont d’autres sujets de prédilection des animateurs des radios d’opinion. « Ils n’expriment jamais d’élan de sympathie envers ces femmes », écrit Dominique Payette. Quant à la cause d’un meilleur partage et d’un équilibre entre les hommes et les femmes, il faut avoir des oreilles en téflon pour supporter certains commentaires. 

« C’est un travail de femme, le ménage. La journée où j’ai un lave-vaisselle qui me suce, fuck la blonde », a déjà dit Carl Monette à Radio X.

« Il se passe des choses étranges à Québec, écrit Dominique Payette. Et je ne fais pas allusion au maire qui remet chaque année les clés de sa ville à un bonhomme de neige. » L’auteure parle du mouvement d’opposition qui existe à Québec par rapport aux transports en commun. Les positions antiécologistes sont monnaie courante dans les radios d’opinion. On a qu’à penser à la campagne « Let’s honk a cyclist » attisée par Dominic Maurais et qui consistait à klaxonner les cyclistes pour leur faire peur.

Il est très difficile de s’attaquer aux radios d’opinion et à ses artisans ou de les critiquer. Les fans de ces radios ont la couenne sensible et n’hésitent à pas à faire front commun pour défendre collectivement « leurs voix ». Rappelez-vous de la manifestation qui avait réuni 50 000 personnes quand, en 2004, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) avait décidé de ne pas renouveler la licence de Radio X.

Parmi les sujets ayant suscité une plainte auprès de l’organisme, il y avait celle entourant le commentaire de Jeff Fillion au sujet d’un patient d’un établissement psychiatrique. « Moi, je pense qu’on devrait remplir les chambres pis qu’une fois par quatre mois, tu pèses sur le piton, pis y sort rien qu’un petit gaz… »

Dans un jugement d’une cinquantaine de pages, le CRTC avait rappelé que « la liberté d’expression n’est pas le droit absolu de dire tout ce que l’on veut ». Mais à lire les nombreux cas d’abus et de débordements de ces radios, on est en droit de se demander si le pouvoir du CRTC et des élus est limité. Ou trop mou ?

Dominique Payette déplore que même si les radios d’opinion de Québec ont été montrées du doigt après l’attentat de la mosquée de Québec, « on ne peut pas dire qu’elles ont été sérieusement mises en cause ». Quant aux victimes, elles sont souvent réduites au silence. Elles savent ce qu’il leur en coûterait « en vexations, railleries, attaques en tous genres » si elles ripostaient, pense Dominique Payette.

Voilà où nous en sommes ! D’un côté, des groupes de gauche qui se font accuser de censure ou d’être exagérément politiquement corrects en retirant une participante d’une conférence. Et de l’autre, des groupes de droite à la langue agile qu’on n’ose plus freiner par peur de représailles et qui brandissent les sacro-saints principes de la liberté d’expression pour se défendre.

Je retiens de ce livre qui a peu de défauts – sauf celui de ne pas avoir donné la parole aux animateurs et aux auditeurs de ces radios d’opinion – qu’encore une fois, c’est la voix de l’argent qui s’exprime le plus fort. Les radios d’opinion se frayent un chemin alors que les médias traversent une crise majeure. Les annonceurs veulent des cibles précises et fortes. Les agitateurs que l’on place devant les micros peuvent leur en offrir sur un plateau d’argent.

Et lorsque ces mêmes annonceurs décident d’abandonner le navire au moment d’un dérapage, c’est alors que de véritables décisions sont prises, que des coups sur les doigts sont administrés.

D’ici là, on peut discuter de tout et de rien. Le jour des poubelles n’est pas encore arrivé.

Mario Girard, La Presse +, 28 mars 2019

Lisez l’original ici.

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