Construction européenne: une démocratie en chantiers
Dans son livre Bruxelles Chantiers, Ludovic Lamant, entraîne le lecteur dans une déambulation politique et architecturale au cœur de la construction européenne. Il y montre dans quelle mesure le manque de transparence et de démocratie des institutions se retrouve dans la construction de la ville.
Le livre intitulé Bruxelles Chantiers, qui se livre à une critique de la construction européenne, tant sur le plan politique qu’architectural. C’est d’ailleurs ce qui fait l’originalité de ce livre, écrit par Ludovic Lamant, ancien correspondant de Médiapart à Bruxelles, et qui entraîne le lecteur dans les méandres d’une ville qui ne devait pas être capitale. Au fil des pages, l’auteur dresse d’habiles parallèles entre la manière dont l’Union européenne s’est construite et sa manifestation dans des édifices, plus ou moins réussis, plus ou moins réfléchis aussi.
Récusant l’idée d’une réflexion exacte du projet politique dans ses lieux de pouvoir -comme on a pu le voir dans les régimes fascistes et totalitaires, qui firent de leur architecture une démonstration de force- Ludovic Lamant met plutôt en évidence des analogies, des correspondances, entre l’élaboration du projet européen et son inscription dans le paysage architectural.
Il explique ainsi qu’il n’y a pas eu, à Bruxelles, de véritable plan d’urbanisme, de projet pour la ville. Il en fait d’ailleurs l’anti-Brasilia, cette ville sortie de terre en quelques années à peine, pour offrir au Brésil une capitale nouvelle et moderne. La capitale brésilienne fut ainsi pensée par l’architecte Oscar Niemeyer et portée au sommet de l’état par le président Kubitschek.
Tout le contraire de Bruxelles donc, où les bâtiments du pouvoir européen sont disséminés, pour la plupart, dans d’impersonnels immeubles de bureau, sans véritable vision urbanistique d’ensemble. Un éclatement architectural et urbain, un manque de vision, qui s’expliquent aussi par les tâtonnements du projet européen. Ainsi, la décision de faire de Bruxelles la capitale européenne est prise extrêmement tard et de manière assez surprenante…
En 1958, dans la foulée du Traité de Rome, tous les États se battent pour accueillir les institutions communautaires. On décide alors qu’elles seront accueillies, tour à tour, par les différentes capitales européennes, et on se lance, de manière alphabétique, pour tomber sur… Bruxelles. On va donc commencer à s’installer dans l’incertitude la plus totale, à construire quelques bâtiments, à en louer d’autres, sans véritablement savoir si cette présence est appelée à se pérenniser.
Et pour cause : il faut attendre 1992 pour que Bruxelles soit officiellement désignée capitale de l’Union. Plus de trente ans donc, pendant lesquels l’Union européenne s’est développée, voyant ses compétences s’élargir, et ses agents se multiplier, mais toujours dans une forme d’indécision et de tâtonnement : ni concertation, ni plan d’urbanisme pour cette ville dans la ville.
Le bâtiment du Parlement européen à Bruxelles est particulièrement exemplaire à cet égard. L’auteur raconte ainsi que rapidement des voix se sont fait entendre pour qu’un espace de travail pérenne existe pour les députés européens. Pas question pourtant de venir concurrencer officiellement le site de Strasbourg. Ce sont donc des entrepreneurs privés qui vont se lancer dans la construction d’une salle de congrès… dont bizarrement, la salle principale aura la forme d’un hémicycle.
Le Parlement sort donc de terre et, au dernier moment, l’Union européenne en rachète les murs, sans qu’il y n’ait eu le moindre appel à projet, la moindre étude d’impact. Un manque de concertation et de démocratie qui serait symbolique du fonctionnement de l’Union,car derrière les façades rutilantes et pompeuses des bâtiments européens, on se rend compte que bien souvent les murs se lézardent, quand ils ne menacent pas tout simplement de s’écrouler.
L’auteur parle même d’un phénomène bruxellois qu’il nomme le « façadisme ». Pour donner le sentiment de respecter l’esprit des lieux, les institutions européennes, dans leur diversité, conservent la façade des bâtiments. Littéralement juste la façade. Parfois même les fenêtre ne donnent plus que sur du vide. Pour construire ensuite des bureaux fonctionnels et sans âmes.
Il faut dire qu’à l’aune du Parlement, nombre de ces édifices ont été construits à la va-vite, par des entrepreneurs privés, poursuivant avant tout des logiques financières. Le quartier européen est donc perpétuellement en chantier, car les bâtiments ne tiennent pas. Ils sont aujourd’hui le symbole de cette Union, qui sous une apparence démocratique, se révèle rongée par la technocratie et l’omniprésence des intérêts privés.
Arjuna Andrade, Les nouvelles de l’éco, France Culture, 14 mars 2019
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