La dérive lacrymale
Dans son essai, la journaliste Anne-Cécile Robert montre comment le sentimentalisme, qui contamine autant les médias que la politique, est utilisé pour tenir à l’écart la réflexion et l’esprit critique.
Il y a quelques années, un réseau de télévision arborait comme slogan « Diffuseur d’émotions » pour vanter sa programmation. Pas la rigueur de ses équipes, la qualité de ses émissions ou la richesse de son offre, mais sa capacité de nous tirer la larme.
Dans La stratégie de l’émotion, la journaliste Anne-Cécile Robert décortique l’invasion de l’espace social par le sentimentalisme. « Ce faisant, écrit-elle, on tient volontairement à distance la compréhension, le jugement, la revendication. »
Cette « extension du domaine de la larme » contamine autant les médias que les discours politiques, qui versent chacun dans une sensiblerie avilissante en évitant de remettre en question les causes profondes des drames.
Il en va ainsi de l’attrait des médias pour les faits divers. S’ils touchent tout le monde, ils offrent rarement des réponses utiles. Mais dans un univers concurrentiel, les médias choisissent « les canaux les plus faciles et consensuels », ceux du ressenti. Pas besoin de réfléchir pour être ému. « Traiter un événement sur le registre émotionnel ne constitue pas une garantie de pertinence et d’objectivité », rappelle cependant la journaliste. Au contraire : le choix du mélo montre le bon camp. Surtout, il simplifie le bien et le mal.
Tout n’est pas à rejeter. La guerre en Syrie indifférait jusqu’à l’image du petit Aylan Kurdi, mort sur une plage de Turquie. À défaut d’expliquer le conflit, l’image l’a sorti de l’ombre. Mais pour interroger les causes et contester les pouvoirs, il faut dépasser une émotion qui ne favorise que l’indignation passagère.
De même pour la politique. Comme Anne-Cécile Robert le rappelle, les larmes de Justin Trudeau pour la cause autochtone cachent un bilan bien mince. Idem pour les inutiles « thoughts and prayers » offerts par les élus américains après chaque fusillade, qui évitent de s’interroger sur l’accès aux armes. « L’une des fonctions de la stratégie de l’émotion est ainsi de neutraliser l’esprit de révolte et toute subversion potentielle. »
Selon l’auteure, l’émotion phagocyte le débat démocratique et le rend manichéen. Alors que la raison guidait nos institutions, c’est maintenant à l’aune de la douleur des victimes que les opinions se forgent, ce qui induit une concurrence des douleurs. Et l’indignation prend souvent le pas sur les faits. Or, c’est la réflexion et l’esprit critique qui devraient présider dans une société démocratique.
Anne-Cécile Robert tance une société qui préfère pleurer plutôt qu’agir, « qui cherche dans les communions lacrymales fugaces un sentiment d’existence ». Malgré certains constats un peu sévères, elle signe ici l’un des meilleurs essais de l’année.
« Le transfert de la faveur populaire du héros vers la victime en dit long sur le dolorisme ambiant et le sentiment d’impuissance qui l’accompagne. Les citoyens se sentent tellement dépossédés d’agir sur leur quotidien et sur leur destin qu’ils se sentent plus proches d’une personne qui subit le malheur que de celle qui se bat pour le vaincre. La situation de celui qui souffre, aussi parce qu’il attire la compassion, devient presque enviable. Cet état psychologique conduit à une passivité que les pouvoirs en place peuvent avoir intérêt à entretenir ou encourager parce qu’elle les sert. »
La stratégie de l’émotion, par Anne-Cécile Robert, Lux, 176 p.
Jean-Philippe Cipriani, L’Actualité, 7 novembre 2018
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