La stratégie de l’émotion
Dans son dernier essai, la journaliste Anne-Cécile Robert s’attaque à l’invasion des émotions dans l’espace social et politique au détriment de la raison.
Ne sortez pas vos mouchoirs
L’avant-propos est signé par l’immense Eric Dupond-Moretti qui prévient d’emblée, je cite : « Ne sortez pas vos mouchoirs. Dans ces pages, les larmes sont sèches. Elles ont été distillées par une analyse approfondie, documentée et toujours judicieusement illustrée du tsunami compassionnel qui emporte tout sur son passage aujourd’hui et nous interdit de penser, et surtout de penser juste. » L’avocat pénaliste, surnommé « Acquittador » dans les prétoires, sait de quoi il parle. Le 3 novembre 2017, il défendait la mère de Mohamed Merah, le terroriste islamiste franco-algérien qui a perpétré les tueries de mars 2012 à Toulouse et à Montauban.
La dictature avilissante de l’affectivité
« Le chagrin des victimes ne peut pas être confiscatoire. »
Voilà qui mérite réflexion et qui dénote face au règne désormais permanent de l’émotion, règne qui nous empêche de nous livrer à la contrainte douloureuse de la réflexion et de la pensée.
C’est là tout l’objet de l’ouvrage d’Anne-Cécile Robert : en finir avec l’omniprésence du lacrymal et de l’indignation. Il n’est évidemment pas question, pour l’auteur, de faire un procès de l’émotion en soi, mais plutôt de montrer comment son rôle grandissant dans nos sociétés a fini par parasiter non seulement le débat démocratique, mais aussi la décision politique.
En invoquant la philosophe Catherine Kintzler qui s’inquiète, selon ses propres mots, de la « dictature avilissante de l’affectivité », Anne-Cécile Robert propose une analyse passionnante du sentimentalisme ambiant dans lequel elle lit un désarmement de la volonté et même un renoncement de l’Homme, avec un grand H, à lui-même. Je vous préviens tout de suite, la lecture est dérangeante, puisque l’auteur s’en prend à tous les poncifs de l’époque.
Règne de l’émotion et manichéisme
En puisant dans tous les événements récents ayant défrayé la chronique, elle montre avec force comment la compassion pour les victimes a fini par faire loi au point d’occuper tout l’espace, de clore tous les questionnements et de s’ériger en barrière devant la réflexion.
Parmi les exemples les plus récents, Anne-Cécile Robert décortique la folie médiatique autour de l’assassinat de la joggeuse Alexia Daval et la découverte, au bout d’un mois d’enquête, que le meurtrier était en fait le veuf éploré qui a écumé les radios et les télévisions en clamant qu’il fallait absolument retrouver le coupable. Que le meurtrier se dissimule dans la foule et participe aux recherches du corps, cela n’est pas nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’emballement émotionnel relayé par les médias et qui semble exclure toute hypothèse décalée. « La grille lacrymale est manichéenne » souligne l’auteur, elle mène à des erreurs d’appréciation grossières où la faculté de juger est absorbée par la tristesse, la compassion et la colère. On ne tente plus de comprendre le mal ni remonter à la racine pour le combattre, on ne fait que communier dans la douleur qu’il inflige. En témoignent la prolifération des marches blanches et l’engouement pour les causes humanitaires qui ne portent aucun désir de changement, aucune revendication politique et qui n’existent que pour soutenir les victimes.
Les victimes, ces nouveaux héros
La raison, le combat politique, le bon fonctionnement de la justice sont tous engloutis dans les larmes devenues le seul baromètre acceptable par tous. Or pour l’auteur il ne s’agit pas là d’un épiphénomène, mais plutôt d’un renversement inédit de nos valeurs. La victime est le nouvel héros de notre époque. Pendant des siècles, notre civilisation a glorifié des héros qui choisissaient librement leur destin, elle se contente maintenant de célébrer des victimes qui le subissent. Sortir du tout émotionnel, réinventer des héros, reprendre en main notre destin individuel et collectif par les voies balisées de la raison. Voilà un défi politique ambitieux. C’est celui que propose Anne-Cécile Robert dans son excellent ouvrage La stratégie de l’émotion paru aux éditions Lux.
Anastasia Colimo, Le Journal de la philo, France Culture, 26 septembre 2018
Photo: • Crédits : ImpossiAble – Getty
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