« Youtube favorise la formation de black blocs »
Ils étaient en première ligne lors de la mobilisation contre le projet de loi Travail, au printemps 2016. Ils ont refait parler d’eux lors de la manifestation parisienne du lundi 1er mai 2017, en plein entre-deux-tours. Souvent « anars » ou « autonomes », toujours masqués, ils s’attaquent aux symboles du capitalisme et de l’État. On les regroupe parfois sous l’appellation « black blocks ». Mais qui sont-ils exactement ? Comment s’organisent-ils ? Durant l’été 2016, dans la foulée du grand mouvement de contestation contre la Loi Travail, nous avions posé ces questions, et quelques autres, à Francis Dupuis-Déri. Lui-même militant anticapitaliste, ce professeur de sciences politiques à l’université du Québec, à Montréal, a publié plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Les Black Blocs, la liberté et l’égalité se manifestent (Lux Québec, 2016).
Usbek & Rica : Qui sont ces activistes, hostiles aux institutions, qu’on regroupe le plus souvent sous le terme « black blocs » ?
Francis Dupuis-Déri : Ce mouvement est généralement associé à des courants politiques d’ultragauche, aux anarchistes autonomes, aux communistes libertaires et aux écologistes radicaux. Mais il est difficile de tracer un portrait politique ou socio-économique de ces activistes en raison de leur anonymat. Leur composition change aussi selon les époques, les villes, les pays et les causes de leur mobilisation. Par exemple, au Brésil, en 2013, lors des manifestations contre la vie chère, les black blocs comptaient un grand nombre de jeunes des favelas, dont des Afro-brésiliens.
Les black blocs sont régulièrement qualifiés de « casseurs ». Cette réputation est-elle justifiée ?
Casseurs et black blocs sont toujours mis dans le même panier. Les deux termes sont synonymes, certes, mais l’étiquette « casseur » est utilisée par les autorités pour discréditer les mouvements sociaux et le recours à la force. En travaillant sur la nouvelle édition de mon livre sur le sujet, j’ai été étonné de constater à quel point le discours n’a pas changé depuis une quinzaine d’années. On prétend que le black bloc est composé de jeunes irrationnels, apolitiques, qui ne défendent aucune cause et n’ont d’autre motivation que la casse. Ils sont donc exclus du champ de la légitimité. Cette interprétation est encore à l’œuvre dans de très nombreux médias.
Ce mouvement sera-t-il toujours assimilé à l’extrême-gauche ?
Historiquement, le terme « black bloc » vient de l’Autonomie, un mouvement social qui s’est déployé en Allemagne de l’Ouest à la fin des années 1970. Les Autonomes étaient d’ultra-gauche, en rupture avec les institutions officielles. Ils se mobilisaient, entre autres, contre le nucléaire, les néo-nazis et le racisme. Puis la tactique du black bloc s’est diffusée dans les années 1990 par le réseau anarcho-punk. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et les vidéos d’émeutes – on parle de riot porn pour qualifier ce phénomène – font, et continueront demain de faire la différence. Comme il s’agit d’une tactique facile à reproduire, elle peut être reprise par n’importe qui. En Allemagne, par exemple, des néonazis forment aujourd’hui leurs black blocs.
Les black blocs sont majoritairement composés d’hommes. Une féminisation sensible de ces mouvements est-elle possible à l’avenir ?
Je ne saurais le dire avec précision pour la France. Au Québec, il n’y avait presque pas de femmes en première ligne des black blocs au début des années 1990, aux premières heures de l’altermondialisme. Pourtant elles effectuaient des tâches importantes pour l’action, par exemple le fait d’offrir les premiers soins, de surveiller les déplacements de la police, etc. Mais on voit que les choses changent. En 2012, lors de la grève étudiante, certaines formaient des groupes uniquement de femmes. Selon elles, il serait plus agréable de s’organiser uniquement entre femmes pour former un black bloc. Elles auraient tendance à mieux communiquer entre elles, à être plus solidaires, plus réfléchies que les hommes. Cela dit, il y a encore régulièrement des critiques au sujet du black bloc, qui serait un mouvement monopolisé par de jeunes hommes blancs qui excluent, volontairement ou non, les femmes.
Dans quelle mesure les outils technologiques sont-ils utiles pour les black blocs ?
Les activistes des black blocs se sont appropriés, comme tout le monde, les nouvelles technologies de communication. Pour le meilleur et pour le pire. En Allemagne, il est d’usage d’acheter un téléphone bon marché pour la journée de manifestation, puis de s’en débarrasser tout de suite après, car les cellulaires permettent à la police de localiser les militants, puis de les arrêter. Et au Brésil, en 2013, plusieurs pages Facebook associées aux black blocs sont apparues, visitées par des centaines de milliers de personnes, assurant une grande visibilité au phénomène et facilitant la mobilisation.
Qu’en-est-il des vidéos qui affluent sur le web ? La puissance des images peut-elle séduire à l’avenir de nouveaux activistes ?
Oui, le milieu militant, en général, attache une grande importance à la vidéo. Ces images participent à la popularité du black bloc, leur diffusion est tactique. Mais d’un autre côté, les caméras de surveillance et la reconnaissance faciale permettent également à la police d’identifier des activistes. Par exemple, en 2010, quelques semaines après le sommet du G20 à Toronto, les forces de l’ordre ont diffusé des images d’individus qui ont finalement été identifiés et interpellés à Vancouver. La médiatisation et les nouveaux moyens de communication jouent et continuerons demain de jouer un rôle important. Je pense notamment à Youtube, qui facilite la diffusion de vidéos et incite à la formation de black blocs.
Le phénomène black bloc pourrait-il prendre de plus en plus d’ampleur dans les prochains mois ?
Oui. La dégradation de la situation économique et les mesures d’austérité devraient encourager la formation de black blocs. Comme je le dis souvent, la question n’est pas « Pourquoi y a-t-il des émeutes ? » mais « Pourquoi n’y en a-t-il pas davantage ? »… En Grèce, le black bloc est présenté par les anarchistes comme « une image du futur ». Et en Italie, le black bloc, pour ses partisans, c’est plutôt « le futur auquel vous devriez porter attention. La seule part saine de ce pays rongé par des métastases »…
Les Black Blocs n’ont pas de hiérarchie établie. Pourquoi ce choix ?
Avoir un leader ne signifie pas que vous êtes mieux organisé, seulement que vous avez perdu votre autonomie. Cela implique une discipline, une domination…
Mais cette absence de hiérarchie n’est-elle pas un frein à l’efficacité de ces mouvements ?
Je ne pense pas. Avec un leader, un black bloc se déplacerait peut-être mieux, comme les unités de police, mais l’idéal n’est pas opérationnel, il est politique. Sans compter qu’avoir des chefs rend une organisation militante beaucoup plus vulnérable à l’infiltration et à la répression policière. Lors du G20 à Toronto, la police avait infiltré les réseaux anarchistes pendant des mois. Une policière était parvenue à devenir la colocataire d’une militante influente.
–Vincent Prod’Homme, Usbek & Rica, 2 mai 2017
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