Récit d’une traversée de la Méditerranée avec des réfugiés syriens
Franchir la mer de Wolfgang Bauer dans La Libre Belgique, par Gilles Toussaint.
« “A la fin de la journée, 500 personnes se retrouvent dans le bateau en bois, recroquevillées sur quelques mètres carrés. La population d’un petit village. Le pont est envahi de corps. Des jambes repoussent d’autres jambes, des coudes s’enfoncent dans le ventre ou dans les reins d’inconnus, ils sont ventre contre ventre, souffle contre souffle. Les bagages comblent les rares interstices comme du ciment dans les rainures. Cinq cents hommes, pas rasés, pas lavés depuis des jours, une croûte de vomi sur leurs vêtements, dans une odeur d’urine et d’excréments.” Franchir la mer, du journaliste Wolfgang Bauer, se lit comme un roman. C’est pourtant de la réalité qu’il s’agit. En compagnie du photographe tchèque Stanislav Krupar, ce grand reporter allemand fut l’un des premiers journalistes à se glisser dans la peau d’un migrant, accompagnant discrètement Amar, un père de famille syrien âgé d’une cinquantaine d’années, dans sa tentative de rejoindre l’Europe depuis l’Égypte où il s’était exilé en compagnie de sa femme et de ses enfants. L’aventure tournera court. Abandonné sur un îlot, leur groupe sera intercepté par les garde-côtes égyptiens et emprisonné.
Expulsé vers l’Allemagne, Wolfgang Bauer gardera cependant le contact avec Amar et deux de ses compagnons, Alaa et Hussan. Un lien si fort qu’il lui vaudra d’être à nouveau arrêté en Autriche, alors qu’il tente d’aider ces derniers à rejoindre la Suède pour y retrouver un autre de leurs frères. Au fil des pages, l’auteur déroule le récit captivant et glaçant des épreuves auxquelles sont confrontés ces hommes – mais aussi des femmes et des enfants – contraints de confier leur vie contre monnaie sonnante et trébuchante à des réseaux de passeurs sans scrupule.
Organisés comme de véritables tour-opérateurs autour d’une myriades d’intermédiaires vautours, avec la complicité d’autorités corrompues ou dépassées, ces bandes rivales se disputent un business juteux où les candidats à l’exil sont traités au mieux comme des marchandises, le plus souvent comme du bétail. Les nuits passées entassés dans des appartements surpeuplés, la nourriture avariée sur un bateau de pêche pourri transformé en ferry d’infortune, une brève course en taxi ou encore une fausse carte d’identité, tout se paie. Fort cher.
Les coups, les insultes, le racket, les enlèvements, le chantage, les rendez-vous manqués et les promesses non tenues… rien n’est épargné aux réfugiés qui, malgré les échecs, multiplieront pourtant les tentatives avec l’énergie du désespoir. Amar finira ainsi par atteindre l’Allemagne après être passé par Istanbul, la Tanzanie puis la Zambie, avant d’arriver enfin à Francfort. En filigrane, Wolfgang Bauer livre un réquisitoire sans concession contre l’hypocrisie des Européens, qu’il juge coupables d’une passivité criminelle face aux crimes commis par le régime Assad, doublée d’une politique obscène face aux demandeurs d’asile au prix d’une trahison de leurs propres principes. “Les guerres au Proche-Orient nous changent nous aussi, les Européens. Nous perdons tout sens moral, insidieusement, progressivement. En essayant de nous protéger, nous nous détruisons. Nous ne devons pas accepter cela. Nous devons éviter que les guerres au Proche-Orient volent ce qu’il y a d’humain dans l’idée européenne.” On ne pouvait trouver plus juste conclusion. »
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Gilles Toussaint, La Libre Belgique, 2 mai 2016.