Neutraliser la contestation
Afin de jeter un nouvel éclairage sur la « guerre » que la police livrerait aux manifestants en Amérique du Nord, la professeure de sociologie à l’Université York de Toronto Lesley J. Wood vient présenter son nouvel ouvrage Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations ce jeudi à Montréal.
Soutenue par des analyses sur le profilage politique, la violation du droit de manifester et la criminalisation de la contestation, la sociologue va plus loin en montrant que la police est avant tout une institution qui tente de tirer son épingle du jeu à l’ère de l’austérité. Soumise elle aussi à la mondialisation et au néolibéralisme, la police se voit dans l’obligation de justifier son travail et sa légitimité alors que l’on coupe allègrement dans les finances publiques. La chercheuse met en lumière comment le pouvoir de la police n’a cessé de croître en Amérique du Nord grâce notamment au renforcement de la professionnalisation des policiers (conférences, fraternités, collaborations internationales) et aux rapprochements plus marqués avec les intérêts économiques privés (industrie sécuritaire, recours aux experts, technologies de surveillance). Dans ce contexte, l’intolérance à toute forme de contestation de son pouvoir grandit.
Neutralisation stratégique
« Dorénavant, nous avons affaire à une logique de “neutralisation stratégique” où les manifestations sont perçues comme des menaces à éradiquer d’avance, comme le terrorisme », explique au Devoir Lesley J. Wood, qui prononcera une conférence sur le sujet ce jeudi soir à l’UQAM à l’invitation du Collectif de recherche interdisciplinaire sur la contestation.
En effet, les tactiques policières auraient grandement évolué entre 1995 et 2013, époque sur laquelle se penche le livre. Le tournant se situe au moment des grandes manifestations contre les sommets économiques : « Avant cette époque, […] les arrestations de masse étaient effectuées après que les manifestants eurent participé à des actes de désobéissance civile ou des émeutes, pas avant. »
Aux prises avec des manifestations d’un nouveau genre, les policiers auraient « adapté » leurs tactiques pour adopter une ligne plus dure. Ces manifestants, perçus comme « menaçants » ou « imprévisibles », se heurtent à des arrestations de masse, à l’utilisation d’armes sublétales, aux unités antiémeutes et à la technique de surveillance perfectionnée. Cela s’accompagne d’une logique de militarisation où « les armes que la police utilise sont de plus en plus similaires à celles utilisées sur le champ de bataille. La frontière entre l’encadrement des manifestations, les opérations sécuritaires et les opérations militaires est de plus en plus floue », selon Lesley J. Wood.
Course à l’armement
Des 4700 canettes de gaz lacrymogène lancées au Sommet des Amériques en 2001 aux 33 balles de plastique ARWEN tirées à Victoriaville en 2012, les armes sublétales sont désormais largement utilisées lors du contrôle de foule. Pas étonnant, écrit Wood, quand on observe l’influence croissante des firmes privées qui fabriquent ces armes et qui en font la promotion auprès des services de police. En infiltrant une importante rencontre de chefs policiers canadiens, la sociologue a pu observer sur le terrain comment les compagnies imposent leurs produits comme des solutions incontournables pour les policiers. Par exemple, la foire de l’Association internationale des chefs de police a invité en 2012 près de 800 entreprises privées, où « la compagnie Taser International en profite pour faire un don de 300 000 $ à sa fondation philanthropique ».
Les manifestations seraient-elles un nouveau marché pour ces produits venant du monde militaire ? Après tout, elles « sont forgées par et pour l’exercice du maintien de l’ordre colonial et militaire », souligne le chercheur français Mathieu Rigouste, qui postface Mater la meute. Ainsi, les premiers lanceurs de balles de caoutchouc ont été utilisés à Gaza et en Ulster, en Irlande du Nord, par les armées israélienne et britannique. L’utilisation de ces armes est aujourd’hui fortement décriée, puisqu’elles seraient la cause de plusieurs blessures graves : perte d’un oeil, lésion au foie, coma et même décès.
Au service des riches?
« La plupart des critiques des policiers les voient comme omnipotents ou de simples pantins qui sont les soldats de l’élite », nous dit la chercheuse torontoise. Or, ce sont des « sujets pensants capables de changer de stratégie ». L’objectif de l’institution policière est avant tout de consolider son propre pouvoir et de préserver les privilèges de ses membres. Il peut ainsi arriver qu’une agence de police se retrouve en conflit avec son administration municipale, comme parfois à Montréal, entre autres en ce qui concerne les budgets.
Cependant, il ne faut pas non plus céder à l’idée que ce sont simplement des intérêts privés qui pervertiraient la police et les pouvoirs publics. Pour Mathieu Rigouste, il faut voir que tous les acteurs, de l’État au complexe militaro-industriel en passant par les services de renseignement, sont des facettes d’un même système travaillant conjointement au maintien du statu quo.
Marie-Pier Frappier, Nadia Koromyslova, Le Devoir, 1er octobre 2015.
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