Propaganda : manipuler l’opinion publique
« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »
Ainsi s’ouvre l’ouvrage Propaganda, rédigé en 1928 par Edward Bernays, considéré comme l’un des pères fondateurs de l’industrie des relations publiques aux États-Unis. Lux Éditeur vient de publier une traduction française de ce « manuel classique », selon les mots de Noam Chomsky, qui vous apprendra en onze chapitres comment manipuler avec intelligence et succès l’opinion publique en démocratie.
Ce petit guide majeur est étudié de nos jours dans les universités par les futurs publicitaires. Il développe une réflexion sur la bonne utilisation de la propagande pour vendre des cigarettes, du savon et des chapeaux, mais aussi pour réussir dans le domaine politique.
Si les relations publiques ne vous intéressent pas, sachez à tout le moins qu’elles s’intéressent à vous.
De Freud à la Commission Creel
Né à Vienne en 1891, le jeune Bernays a grandi à New York. Sa mère Anna est la soeur de Sigmund Freud, tandis que sa tante en est l’épouse, ce qui fait de lui un neveu du célèbre père de la psychanalyse.
Il évoquera ce lien familial important dans ses nombreuses rencontres, et s’intéressera beaucoup à la psychologie et aux sciences sociales dans l’élaboration de ses théories. Il aimait se voir comme un « psychanalyste des corporations en détresse », apprend-on dans la présentation de Normand Baillargeon.
Après le vif succès de ses premières campagnes de relations publiques, pour une pièce de théâtre controversée et des Ballets russes (pourtant voués à un échec cuisant), il participe dès 1917 à la Commission Creel, chargée de renverser l’opinion publique américaine qui s’oppose largement à l’entrée en guerre des États-Unis. Cette commission, écrit Baillargeon, va faire la démonstration qu’il est possible de mener à bien et sur une grande échelle un projet de façonnement de l’opinion publique.
Fort de cette expérience en temps de guerre, Bernays ouvre son premier bureau de relations publiques à New York dès 1919. Jusqu’à l’écriture de Propaganda en 1928, il mène de nombreuses campagnes fructueuses, notamment pour Procter & Gamble (avec un concours de sculptures dans le savon Ivory qui durera vingt-cinq ans) et l’American Tobacco (en incitant les femmes à fumer en public), par lesquelles il contribue énormément à définir le domaine des relations publiques.
En 1923, il écrit déjà Cristallizing Public Opinion, un ouvrage théorique qui se retrouvera quelques années plus tard, à sa grande stupéfaction, dans la bibliothèque de Joseph Goebbels, ministre de la propagande en Allemagne nazie.
La propagande du gouvernement invisible
Dans Propaganda, Edward Bernays décrit la propagande comme « le mécanisme qui permet la diffusion à grande échelle des idées », ou dans un sens plus large, « tout effort organisé pour propager une croyance ou une doctrine particulière ».
Il veut réhabiliter le terme, sali par les mensonges de la Commission Creel. Car, écrit-il, « pour déterminer si la propagande est un bien ou un mal, il faut d’abord se prononcer, et sur le mérite de la cause qu’elle sert, et sur la justesse de l’information publiée. »
Cette propagande, qui ne serait donc pas un mal en soi, se veut « l’organe exécutif du gouvernement invisible », soit l’outil des faiseurs d’opinions qui s’efforcent, dans l’ombre, à faire adhérer le grand public au produit d’une entreprise ou aux idées d’un gouvernement, et donc d’influencer la majorité dans le sens des intérêts d’une minorité. Car aujourd’hui, constate Bernays, les dirigeants ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent sans avoir l’assentiment des masses.
S’inspirant de Freud et des études récentes sur la psychologie des foules, Bernays écrit : « Ce grand principe voulant que nos actes soient très largement déterminés par des mobiles que nous nous dissimulons vaut autant pour la psychologie collective que pour la psychologie individuelle. Le propagandiste soucieux de réussir doit donc comprendre ces mobiles cachés, sans se satisfaire des raisons que les individus avancent pour justifier leur comportement. »
Puisque de nos jours, explique Bernays à son époque, la production de masse n’est rentable que pour autant qu’elle soutienne son rythme, « autrement dit continue à vendre ce qu’elle fabrique en quantité constante ou croissante », c’est désormais « l’offre qui doit s’efforcer de créer une demande à sa mesure. »
Les cigarettes, flambeaux de la liberté
Prenons l’exemple des cigarettes : comment faire fumer les femmes, et ainsi doubler le chiffre d’affaires d’American Tobacco ? En organisant un coup d’éclat à la parade de Pâques à New York, au cours de laquelle un groupe de suffragettes s’allumera des cigarettes en public, expliquant aux médias qu’il s’agit de « flambeaux de la liberté », symbole de l’émancipation des femmes.
C’est en poussant ainsi sur les comportements sociaux, les mœurs, les perceptions collectives, que Bernays a obtenu des succès retentissants.
En politique comme en affaires, l’étude scientifique du public est essentiel, écrit Bernays. À cette époque, il déplore le retard du monde politique sur celui du commerce : « On peut amener une collectivité à accepter un bon gouvernement comme on la persuade d’accepter n’importe quel produit. C’est tellement vrai que je me demande souvent si les dirigeants politiques de demain, qui auront la responsabilité de perpétuer le prestige et l’efficacité de leurs partis, ne vont pas entreprendre de former des politiciens qui seraient aussi des propagandistes. »
Visionnaire, M. Bernays, non ? En campagne électorale particulièrement, le politicien bien conseillé vend ses idées, son image, comme on vend du savon. La mise en image avant l’argumentation.
Il faut admettre que la propagande, au sens où la définit Bernays dans Propaganda, est utilisée aujourd’hui par tout groupe désireux de faire connaître ses idées et son nom.
Mais alors que Bernays insiste sur la nécessaire honnêteté de toute campagne de relations publiques, l’épreuve des faits met à mal son discours sur le sens moral : souhaiter qu’un petit groupe de manipulateurs d’opinions crée des besoins et des perceptions pour vendre des idées comme des produits, sans jamais aborder le sens des choses et la vérité des intérêts, c’est maintenir la société dans un climat d’aliénation, et ramener le citoyen à une bête impulsive dans un grand troupeau.
Souvenez-vous : les relations publiques s’intéressent à vous.
Benoit Rose, L’aut’journal, 24 janvier 2008
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