Le Devoir, 20 janvier 2007
Livre référence:
Moi, Jeanne Castille, de Louisiane
Une atomisation louisianaise
Abandonnés culturellement par les créoles assimilés, les Acadiens louisianais ont été victimes du sectarisme anglo-saxon qui a mené à l’interdiction de l’enseignement du français à l’école publique.
En 1881, à La Nouvelle-Orléans, l’un des derniers Blancs cultivés francophones, le docteur Alfred Mercier, esprit libéral, publie L’Habitation Saint-Ybars, un roman historique antiesclavagiste dont l’action se situe en Louisiane. «Je dédie ce modeste récit aux Canadiens français qui, comme les Louisianais, seront assimilés parce que, de part et d’autre, trahis par leurs élites fédéralistes», écrit-il en tête de son livre avec une audace brutale.
Jeanne Castille (1910–1994), enseignante louisianaise qui milite au siècle suivant pour la survivance du français dans l’État américain, est consciente de défendre une cause désespérée, mais ne partage pas le cynisme politique du romancier né près de La Nouvelle-Orléans en 1816 et formé à Paris. Son autobiographie, Moi, Jeanne Castille, de Louisiane, rééditée avec une introduction perspicace de Jean-François Nadeau, fournit une précieuse explication sociologique de cette différence fondamentale.
Alfred Mercier est créole, alors que Jeanne Castille est Acadienne. Malgré son patronyme d’origine espagnole (ni les créoles ni les Acadiens ne forment des castes totalement homogènes), la militante s’identifie à ceux que les Américains appellent les Cajuns.
À la différence de ces Acadiens louisianais, les créoles, souvent propriétaires d’esclaves noirs, constituaient, comme Jeanne Castille le signale, une caste prestigieuse et fière de l’être. Ces Blancs avaient parfois un ancêtre venu du Canada à la suite des Montréalais d’Iberville et Bienville, qui avaient fondé la Louisiane entre 1699 et 1718. C’était le cas de Mercier.
Même si certains d’entre eux descendaient des planteurs de Saint-Domingue, les créoles s’enorgueillissaient, devant les Acadiens qu’ils rangeaient au rang des peuples illettrés, d’avoir surtout des ancêtres arrivés directement de France. Ils s’estimaient supérieurs aux Cajuns, ces déportés qui avaient trouvé refuge dans les bayous misérables. En tant que caste, les créoles se targuaient en Louisiane d’une implantation plus ancienne et plus glorieuse.
Mais il y a un hic. Beaucoup mieux instruits que les Acadiens, les créoles se sont paradoxalement assimilés les premiers aux anglophones. Du point de vue culturel, on ne peut parler d’eux qu’au passé. C’est ce qui rend le témoignage de Jeanne Castille, l’Acadienne naïve et irréductible, particulièrement émouvant.
Jean-François Nadeau a su déceler l’ampleur d’une tragédie derrière ce qu’il appelle les «mots de pauvre» de la militante. Il souligne que, contrairement aux Noirs, unis dans leur lutte libératrice par le souvenir de l’esclavage, les Cajuns ont souffert de l’isolement, de l’atomisation et de l’absence d’une culture écrite. On ne peut que lui donner raison. Abandonnés culturellement par les créoles assimilés, les Acadiens louisianais ont été victimes du sectarisme anglo-saxon qui a mené à l’interdiction de l’usage du français à l’école primaire publique. Lorsqu’en 1968 l’Assemblée législative de la Louisiane a remédié à la situation en proclamant le français seconde langue officielle de l’État, il était trop tard. La langue des Cajuns se mourait.
Ce n’était pas la première fois dans l’histoire du monde anglo-saxon que l’on reconnaissait une culture moribonde et que l’on tentait hypocritement d’en favoriser la survie. L’attitude vis-à-vis des Amérindiens avait ouvert la voie. On savait fort bien qu’une identité agonisante ne nuisait plus à l’ordre établi.
Si la Cadienne Jeanne Castille suscite la sympathie et la tristesse, le grave avertissement qu’Alfred Mercier, le créole lucide, nous lance dès 1881 donne le frisson. Lorsque dix ans plus tard Louis Fréchette, pour témoigner d’une pensée libérale et républicaine, envoie à l’Athénée louisianais, cénacle des derniers créoles francophones, le récit de sa rencontre avec Victor Hugo, il sait, comme Mercier, que c’est la littérature, et non le folklore, qui peut assurer l’avenir de notre langue en Amérique.
Michel Lapierre
Le Devoir, 20 janvier 2007