Hommage à Frédérick Douglass
Normand Baillargeon, professeur au Département d’éducation et de pédagogie, et sa compagne Chantal Santerre, professeure au Cégep de Saint-Hyacinthe, ont fait différent pour la Saint-Valentin cette année. Ils ont passé la soirée au café-librairie Les Utopistes, à lire des extraits de Mémoires d’un esclave, autobiographie de Frederick Douglass, célèbre militant anti-esclavagiste américain. Le couple avait déjà traduit l’œuvre en 2005. La maison d’édition Lux vient de rééditer l’ouvrage en format poche, dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs et du bicentenaire de l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique, qu’on célèbre cette année.
« Douglass est un individu plus grand que nature, au parcours tout à fait étonnant », souligne le professeur qui s’est manifestement pris d’admiration pour le personnage. « Né esclave, il a réussi à s’évader à l’âge de 20 ans, à fuir vers le Nord des États-Unis et éventuellement à s’imposer comme orateur, auteur, philosophe et conseiller présidentiel. On le considère aujourd’hui comme le plus grand abolitionniste du XIXe siècle. Pourtant, on le connaissait peu ici avant la traduction de ses mémoires. »
Pourquoi un professeur d’éducation se passionne-t-il pour cette page d’histoire, au point de consacrer ses soirées à traduire l’autobiographie de Douglass dans la langue de Molière ? « Parce que Douglass doit son salut à l’éducation, répond Normand Baillargeon. La liberté peut prendre plusieurs formes, mais tous les chemins qui y mènent passent par l’éducation. Ces Mémoires l’illustrent à merveille et ça m’a beaucoup touché. Les passages où Douglass raconte comment il apprend à lire sont d’une beauté émouvante.»
Apprendre à tout prix
Né en 1818, Frederick Douglass est séparé de sa mère à la naissance et passe son enfance comme esclave dans une plantation du Maryland. Vers l’âge de huit ans, une fenêtre s’ouvre dans l’enfer de son quotidien. Son maître l’envoie dans la famille de son frère, qui cherche un esclave pour servir de compagnon de jeu à son fils. Sans savoir qu’elle enfreint la loi, la maîtresse de maison enseigne quelques lettres au jeune Frederick pendant que son propre fils fréquente l’école. Quand le maître les surprend, il blâme son épouse avec une folle colère.
« Il lui explique qu’en poursuivant ainsi, Douglass deviendra inutile comme esclave, relate Normand Baillargeon. Pour le jeune Frederick, c’est la révélation. À ce moment, il comprend qu’il doit à tout prix apprendre à lire s’il veut un jour goûter à la liberté. » Les Mémoires racontent tous les subterfuges imaginés par l’enfant pour soutirer quelques notions d’alphabet aux écoliers blancs. En échange de nourriture, le jeune esclave arrive même à se procurer quelques livres, dont un sur la rhétorique grâce auquel il acquiert ses premières habiletés en art oratoire.
Dans son livre, publié en 1845, Douglass nomme les personnes et les lieux de son enfance, mais ne raconte pas son évasion, pour protéger ceux qui l’ont aidé et ne pas nuire aux chances d’évasion d’autres esclaves.
Une fois dans le Massachusetts, Douglass participe régulièrement à des réunions abolitionnistes. Quand on lui demande un jour de prendre la parole, l’auditoire est renversé. « Il était à ce point impressionnant que beaucoup ont douté qu’il était un esclave en fuite, dit le professeur Baillargeon. C’est pour cette raison qu’il a écrit ses mémoires. Pour asseoir sa crédibilité. Par la suite, il a dû fuir en Grande-Bretagne car la loi permettait aux propriétaires du Sud de venir chercher leurs esclaves en fuite dans le Nord. Ce sont finalement des amis de Douglass qui ont acheté sa liberté. »
Pour Normand Baillargeon, l’horreur de l’esclavage n’est pas assez rappelée, même aux États-Unis. « C’est d’un véritable Holocauste noir dont il est question. Mais il n’existe pas en Amérique de musée national digne de cette période de l’histoire, un lieu qui réunirait les archives, où l’on pourrait tout raconter. Pourtant, le pays entier a été fondé sur l’esclavage. »
C’est ce qui a fait dire au célèbre acteur américain Morgan Freeman, en 2005, qu’il était contre le Mois d’histoire des Noirs, une idée ridicule selon lui. « Un seul mois ? Mais l’histoire des Noirs, c’est l’histoire américaine ! »
Dominique Forget, L’UQAM, 19 février 2007