Quartier libre, 24 mai 2006
Livre référence:
Petit cours d’autodéfense intellectuelle
Guide pratique pour esprits critiques
Depuis 1950, le nombre de personnes tuées ou blessées par une arme à feu double chaque année aux États-Unis. Cette affirmation vous semble plausible, n’est-ce pas ? Pourtant, Normand Baillargeon est de ceux qui refont le calcul. Avec sagesse. Il ne s’agit pas de douter de la dangerosité des revolvers, mais du « terrorisme mathématique » – une surdose d’informations chiffrées – dont nous souffrons chroniquement. Selon la phrase avancée ci-dessus, si, en 1950, il n’y a qu’un seul individu américain décédé d’une balle, il y en aurait 2 en 1951, puis 4 en 1952, puis 8… Le problème est qu’en 1967, le nombre de victimes atteint déjà 32 768, et en 1980 un bon milliard, soit plus de quatre fois la population du pays. Surprenant, mais surtout impossible.
C’est par cet exemple « d’imbécillités dont on nous inonde », comme les qualifie M. Baillargeon, que débute le second chapitre – consacré aux mathématiques – du Petit cours d’autodéfense intellectuelle. Trois cent trente-huit pages d’exercices et recommandations afin de lire les journaux, écouter les discours politiques ou décrypter les publicités avec le recul indispensable à la bonne application de notre esprit critique.
Normand Baillargeon est essayiste (L’Ordre moins le pouvoir, Les Chiens ont soifs, Éducation et liberté). Il collabore aux revues Le Couac et À Bâbord, publications satirique pour la première et d’opinion pour la seconde, et ne cache pas ses convictions libertaires. Mais l’auteur est également professeur à l’UQÀM, où il y enseigne les fondements de l’éducation. Peu étonnant, donc, que son livre ait une connotation pédagogique affichée. Scandalisé par la prolifération des croyances paranormales de tout poil – de l’astrologie aux pouvoir des cristaux -, et outré par le fait que le système d’éducation d’aujourd’hui abandonne la formation d’un esprit critique au profit de l’adaptation au marché du travail, Normand Baillargeon lutte pour nous octroyer à tous un pouvoir de réflexion – indispensable à toute démocratie. Autant dire qu’il chemine sur les empreintes de Noam Chomsky. Lequel disait : « La première chose qu’il faut faire, c’est prendre soin de votre cerveau, la deuxième est de vous extraire de tout ce système [d’endoctrinement]. »
Avec le Petit cours d’autodéfense intellectuelle, nous apprenons à douter de tout. Il faut, par exemple, se méfier des graphiques, dans lesquels l’axe des Y est régulièrement trafiqué afin de faire valoir des progressions prodigieuses. Se faire l’avocat du diable, même face aux thèses qui confirment nos idées. Apprendre à repérer les outils de la rhétorique : les mots à connotation – positive ou négative -, les raisonnements vides, les comparaisons hors contexte. Normand Baillargeon arme ses lecteurs et élèves pour répliquer à des arguments d’apparence sournoise, mais devant lesquels on demeure muets. Un interlocuteur avance que l’avortement est un crime, que le foetus est un être humain parce qu’il donne des coups de pieds très tôt dans le ventre de sa mère? Répondez que la vache donne aussi beaucoup de coup de pieds, mais qu’elle n’en est pas plus
un être humain.
En librairie, le guide pratique de Normand Baillargeon a connu suffisamment de succès pour qu’on le réimprime. Selon l’auteur, cette réussite est avant tout due au style clair et amusant de l’ouvrage, truffé d’encadrés et d’exemples visuels. La cerise sur le bouquin, ce sont 12 illustrations de Charb, journaliste et caricaturiste de Charlie Hebdo : « Engage-toi ! Les rebelles irakiens tuent moins que les routes françaises. » Ce à quoi un petit gars à casquette répond : « Faut bombarder les routes françaises alors, qu’est ce qu’on fout en Irak ?! » Le cours d’autodéfense de M. Baillargeon est un guide précieux grâce auquel mêmes les esprits les plus éclairés trouveront de quoi apprendre. À glisser dans son sac, pour le lire doucement, petit bout par petit bout…
Julie Delporte
Quartier libre, 24 mai 2006