Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 16 mai 2009.
Livre référence:
Les folles vies de La Joute de Riopelle
Pas Jojo, l’histoire de La Joute
La grande sculpture-fontaine La Joute de Jean-Paul Riopelle a été « délocalisée » du parc Olympique au début de la décennie avec l’accord du Musée d’art contemporain de Montréal (MACM), son propriétaire officiel. Réparée, astiquée, elle trône sur la place Jean-Paul-Riopelle entre le siège social de la Caisse de dépôt et placement (CDP) et le Palais des congrès de Montréal, dans le Quartier international de Montréal (QIM). Autant de perdu pour les pauvres, autant de gagné pour les riches.
En fouillant pour comprendre les dessous de ce larcin orchestré pendant des années, le journaliste Jacques Keable a notamment découvert que Jean-Claude Cyr était alors président du conseil d’administration du QIM, membre du conseil d’administration du MACM et cadre supérieur de la CDP.
Il donnait l’impression de s’emprunter et de se prêter à lui-même.
« Est-ce qu’on n’était pas dans la situation où Jean-Claude Cyr du QIM demande à Jean-Claude Cyr du Musée la permission de déménager une œuvre devant le bureau de Jean-Claude Cyr de la Caisse ? demande le reporter à l’administrateur trois fois bien placé. La conversation est reproduite dans son livre Les Folles Vies de La Joute de Riopelle, publié par Lux.
L’essayiste-enquêteur ne s’aventure pas jusqu’à parler de conflit d’intérêts. Il préfère évoquer la possibilité d’une formation chez les jésuites du triple chapeauté et cite au complet la réponse casuistique du très intéressé.
« Non, non, non, ergote Jean-Claude Cyr. Je vais me permettre un commentaire ici : on parle parfois de la notion de conflits d’intérêts. Moi, je vous dirais que l’alignement des intérêts est souvent essentiel à de grandes réalisations. Et dans ce sens-là, mon rôle était de m’assurer que tous les intérêts s’alignent pour arriver à un résultat. Ce n’est pas moi qui me demandais la permission à moi-même, loin de là. […] Je me sens tout à fait à l’aise d’avoir joué le rôle que j’ai joué et je ne pense pas que j’aie mis personne en situation de conflit d’intérêts là-dedans. »
Rôle de l’art public
Jacques Keable a combattu pour le maintien de La Joute dans Hochelaga-Maisonneuve, son quartier. Il a également travaillé pendant des années à Radio-Canada. Il met maintenant à profit ses talents de fouineur et de vulgarisateur pour remonter les filières, dénouer les impasses et éclairer les dessous comme les magouilles de ce pillage perpétré contre le quartier populaire au profit du secteur de la finance et des congrès.
Tout y passe. La création de l’œuvre par Riopelle jusqu’en 1974. Son achat par un groupe de radiologistes réunis par Champlain Charest, grand ami de l’artiste, et son intégration in extremis au parc Olympique. Son démantèlement et son transfert vers le centre-ville, avec la réaction du quartier populaire, sans soutien de la part des élus.
L’examen fourmille de détails qui intéresseront aussi bien les spécialistes que la population en général. Surtout, au total, Jacques Keable finit par remettre en question le rôle et la valeur de l’art public au Québec, faisant du cas de La Joute le symptôme d’un mal beaucoup plus profond.
« On sent bien que le vrai problème est d’ordre politique, écrit en préface le professeur François-Marc Gagnon, grand spécialiste de l’automatisme et de Riopelle. Liberté, égalité, fraternité. Les citoyens ne sont pas égaux dans notre piètre démocratie. L’art est pour les riches. Les pauvres ont leur stade et leur bière. Ce sont nos “bottines vernies” qui décident où (dé)placer les œuvres d’art, sans consulter les gens ni tenir le moindre compte de leurs réclamations légitimes. »
Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 16 mai 2009.