Le Devoir, 27 et 28 juin 2009
Livre référence:
Une histoire du jazz à Montréal
Les folles histoires du jazz à Montréal
Boîtes ouvertes tard dans la nuit, alcool à profusion, contrats abondants et stables pour les musiciens, Montréal avait beaucoup à offrir aux musiciens de jazz venus y gagner leur pain, entre la Première Guerre mondiale et le début des années 1970. C’est cette page méconnue et trépidante de la vie montréalaise, qui faisait de Montréal la capitale du jazz au Canada, que John Gilmore avait dévoilée dans son livre Swinging in Paradise. The Story of Jazz in Montreal. Or, 20 ans après sa parution en anglais, le livre vient finalement d’être publié en français, chez Lux éditeur. Une histoire du jazz à Montréal est donc désormais accessible au public francophone, avec une préface de Gilles Archambault, chroniqueur de jazz montréalais et collaborateur de longue date du Devoir.
Au-delà de la tolérance qui permettait notamment la libre circulation de l’alcool, en pleine période de prohibition aux États-Unis, c’est aussi une certaine ouverture plus grande envers les Noirs qui a attiré ici plusieurs jazzmen en provenance des États-Unis. « Je ne voudrais pas sous-estimer la discrimination raciale qui avait cours même à Montréal, mais la plupart des musiciens noirs à qui j’ai parlé m’ont dit qu’ils étaient venus à Montréal entre autres parce que la discrimination y était moins dure, qu’ils pouvaient par exemple entrer en relation avec des femmes blanches », raconte l’auteur.
Alors que Noirs et Blancs ont de tout temps joué ensemble à Montréal de façon privée, la scène publique ne prenait pour sa part pas autant de liberté. À l’époque, la pratique était par exemple qu’une boîte mettait à l’affiche soit des orchestres entièrement noirs, soit des orchestres entièrement blancs, même s’il arrivait qu’elle alterne entre les deux. « Ce n’est qu’au début des années 1940 qu’on a commencé à présenter régulièrement des orchestres mixtes, et certaines boîtes insistaient toujours pour engager des orchestres entièrement noirs ou des orchestres entièrement blancs jusqu’à la fin des années 1960 », écrit-il.
Une histoire en marge
Gilmore le reconnaît en entrevue, le gros de sa recherche est basé sur des entrevues faites avec différents musiciens ayant connu cette période faste du jazz à Montréal, ou en ayant entendu parler. Alors que les enregistrements des groupes de cette époque étaient inexistants, et que la couverture de presse des spectacles de jazz était mince, ces entrevues ont constitué le matériel de base pour la rédaction de ce livre.
Malgré sa popularité et sa présence soutenue à Montréal, « la communauté des jazzmen était et est encore probablement aujourd’hui assez marginale », dit Gilmore. Alors que Montréal a abrité les premiers studios d’enregistrement au Canada, des bands de jazz réputés, comme The Canadian Ambassadors ou l’International Band, très connu dans les années 40, n’ont tout simplement jamais été enregistrés, faute d’intérêt de la part des producteurs d’enregistrement.
L’ère des big bands
« On pourrait consacrer un livre entier aux big bands qui ont égayé Montréal durant les années 1940 », écrit pourtant Gilmore. Comptant de 10 à 15 musiciens, les big bands étaient généralement entièrement composés de Blancs, à l’exception de certains musiciens noirs triés sur le volet, dont Oscar Peterson.
Le Montréal que décrit Gilmore est aujourd’hui une ville du passé. La plupart des boîtes de nuit qui abritaient les jazzmen ont disparu, qu’il s’agisse du Montmartre, du Rockhead’s Paradise ou du café Saint-Michel.
Ce déclin, survenu à la fin des années 1960, est attribuable à différents facteurs, selon John Gilmore. D’abord, les politiques de Jean Drapeau pour assainir les mœurs de la ville ont entraîné un ralentissement des activités de différentes boîtes de nuit, qui ont dû notamment réduire leurs heures d’ouverture et les contrats offerts aux musiciens. Ensuite, l’arrivée du rock comme musique populaire et favorite des jeunes a porté un coup fatal à l’industrie du jazz montréalais. Enfin, la possibilité pour les boîtes de nuit de faire jouer de la musique enregistrée à leur clientèle a fait chuter le nombre de contrats accessibles aux musiciens de jazz.
Un art difficile
« Encore aujourd’hui, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de musiciens de jazz qui puissent vivre de leur art par le biais de spectacles à Montréal », dit Gilmore. Enfin, à partir des années 1960, le jazz, qui était jusque-là la passion d’un groupe assez homogène, se transforme, et ses musiciens se divisent en cliques et en clans. Le free jazz fait son apparition, en même temps que le jazz fusion, qui se mêle au rock, tandis qu’un certain courant de jazz « mainstream », plus « traditionnel », se maintient en place.
« Aujourd’hui, un musicien de jazz fusion peut ne pas être capable de jouer avec un musicien de be-bop », raconte Gilmore.
Toutes ces raisons font donc que les beaux jours du jazz à Montréal ne reviendront plus, selon Gilmore, et ce, malgré la très grande importance du Festival international de jazz qui s’y est développé au cours des trente dernières années.
« Le Festival emploie des musiciens de jazz durant la période où il se déploie. Il poursuit également une mission d’éducation auprès du public, mais je ne pense pas qu’il arrive à faire vivre une industrie du jazz toute l’année », dit Gilmore, qui ajoute cependant ne pas avoir suivi de près la vie du jazz à Montréal depuis la parution de son livre en anglais.
Le fait qu’il ne reste que peu de preuves matérielles de la grande époque du jazz montréalais est malheureux pour l’histoire culturelle de la ville, dit-il. Ce livre vient combler un peu cette lacune.
Caroline Montpetit
Le Devoir, 27 et 28 juin 2009