L’apostrophe, hiver 2009-2010
Livre référence:
Robert Rumilly
(ABUS DE PRIVILÈGE)
Un catho d’élite
Dans son imposante biographie, Robert Rumilly, l’homme de Duplessis (Lux, 2009), JEAN-FRANÇOIS NADEAU fait la brillante démonstration que, dans un régime autocratique comme celui de Duplessis, la liberté de pensée n’était pas un droit, mais un privilège. Le propre d’une Grande Noirceur n’est-il pas d’accorder, à ceux qui l’ont imposée, le loisir de ne pas respecter le couvre-feu des idées ?
Robert Rumilly faillit ne jamais exercer le métier d’historien. Fût-il resté en France que son espace de manoeuvre pour exercer cette profession eût été considérablement réduit, notamment par la forte concurrence présente dans ce milieu. En 1934, à Montréal, Rumilly fait siens les propos de Donatien Frémont : En France, j’aurais sans doute fait de la critique ; je n’aurais pas été attiré par l’histoire. Mais ici, l’histoire est riche, si pleine d’enseignements, si utile comme base du patriotisme. Pourtant, même après son arrivée au Canada, cette orientation professionnelle n’apparaît pas d’emblée chez Rumilly. Son départ pour le Canada, on l’a vu, ne s’explique d’ailleurs pas du tout par un désir de se faire historien en son pays d’accueil. À son arrivée en 1928, Rumilly est tout d’abord sollicité par la littérature et le journalisme, voire par le petit commerce.
À compter de mai 1931, Le Petit Journal publie un premier article de Rumilly à titre de critique hebdomadaire. Son texte fait l’éloge d’un grand artiste : Charlie Chaplin . Au début de juin, dans ses deuxième et troisième articles, Rumilly traite de la France et de l’influence du cinéma sur la littérature. Cela laisse penser que Rumilly fréquente les salles de projection montréalaises dans cette période où, pourtant, le clergé et plusieurs intellectuels, tel Harry Bernard, en appellent à une censure sévère. Les projections cinématographiques sont assimilées aux Juifs, aux forces du mal. À propos de la censure envers le cinéma, Rumilly défend le même point de vue que pour les livres : il croit qu’un esprit intelligent fait toujours mieux de constater par soi-même ce dont il est question.
Il considère qu’un intellectuel doit connaître à fond autant le cinéma que la littérature, y compris les ouvrages interdits par l’Église, comme ceux des encyclopédistes et de leurs émules. Cacher cette littérature aux yeux du public lui apparaît absolument chimérique, voire dangereux. Il pousse même l’audace jusqu’à insister, dans les pages du Petit Journal, pour que les étudiants prennent eux-mêmes connaissance de toutes ces oeuvres philosophiques et romanesques que le clergé catholique juge impies et dangereuses pour les jeunes âmes canadiennes : celles des André Gide, Julien Green, Valery Larbaud, Henry de Montherlant, André Thérive, Marcel Arland, André Malraux et d’autres. Robert Rumilly estime que la tâche des étudiants consiste à savoir plutôt qu’à ignorer : Les étudiants canadiens ne doivent pas, parce qu’ils sont catholiques, se mettre des oeillères et ignorer de vastes domaines de la pensée. Pas plus qu’ils ne doivent se garder d’entrer dans les musées où les modèles sont parfois presque aussi déshabillés qu’une femme du
monde dans une robe de soirée. Des étudiants catholiques que l’on empêcherait de connaître Voltaire, ou ce fou de Rousseau, ou Gide, risqueraient
tout simplement d’être bouleversés à
la première révélation audacieuse, et d’en avoir la tête tournée. Les étudiants catholiques, les étudiants canadiens, ne doivent être ni des ignorants ni des nigauds. Empêcher les étudiants canadiens français de lire ces auteurs, alors que les étudiants de l’université anglophone
McGill les lisent et les commentent, c’est
à son sens commettre une erreur et causer un sérieux préjudice à la jeunesse intellectuelle canadienne-française. Rumilly adresse ainsi, dans les pages d’un journal populaire, une critique très sérieuse au modèle d’éducation alors en vigueur dans les collèges classiques. Ils ne sont pas nombreux alors ceux qui, comme Rumilly, rejettent du revers de la main les empiétements de l’Église canadienne. En 1932, Rumilly va même oser contredire Henri Bourassa. Au contraire du moraliste bigot qu’est devenu le fondateur du Devoir, il pense que le spirituel ne doit pas, sous peine de confusion grave et de la perte même de sa sérénité, de son prestige, empiéter sur le temporel. Bien sûr, ce n’est pas dans une optique progressiste que Rumilly défend une conception plus ouverte de la littérature. Le critique du Petit Journal part tout au plus d’un principe éprouvé : ce qu’on connaît bien, on le combat mieux.
L’apostrophe,
Hiver 2009-2010