Canard Enchaîné, 8 décembre 2010
Livre référence:
Paroles vagabondes
Le lézard qui mangeait ses femmes
ICI s’ébat toute une ménagerie.
Des colombes, des pics-verts, des tigres, des archanges et le Diable. Ici vivent et meurent et aiment d’étranges humains : l’intruse et son « impardonnable beauté », « l’homme qui aima une étoile dans le ciel » (laquelle ? on ne sait pas vraiment, « les étoilologues ne s’entendent pas »), le « lézard qui mangeait ses femmes » sauf la femme à lunettes, qui le rendit fou amoureux…
L’auteur de ce livre-coup de tonnerre que fut Les veines ouvertes de l’Amérique latine, toujours éclairante quarante ans après sa parution sur le pillage du Sud par les Etats-Unis, a voyagé dans l’imaginaire latino-américain, l’a mêlé au sien, en a rapporté ce recueil d’historiettes, apologues, contes, fabliaux, titres de journaux inventés, tout un légendaire que José Francisco Borges a illustré de merveilleux petits bois gravés faussement naïfs : d’où ce livre vaste comme un continent, où le lecteur vagabonde et glane, et rêve.
Qui n’a envie de lire « L’histoire du miracle des moustiques » ? Ou « L’histoire des sorciers fêtards des mers du Sud » ? On tombe en arrêt devant cette phrase : « II refusa d’endurer le martyre de la vie laborieuse, et il passa ses jours et ses nuits avachis dans le doux hamac d’une poitrine de femme, à rissoler dans l’amour jusqu’à en devenir translucide. » On sursaute à ce titre : « Il tue sa mère sans raison valable ! ». On reste interdit par ce qu’on a entrevu par la « fenêtre des interdictions » :
« Sur le mur d’une auberge à Madrid, il y a une pancarte qui dit : Défense de chanter. Sur le mur de l’aéroport de Rio de Janeiro, il y a une pancarte qui dit : Défense de jouer avec les chariots porte-bagages. Autrement dit : il y a encore des gens qui chantent, il y a encore des gens qui jouent. » On donne raison à John Berger qui note: « Publier Eduardo Galeano, c’est publier l’ennemi du mensonge, de l’indifférence, et surtout l’ennemi de l’oubli. Grâce à lui, on se souviendra de nos crimes. Sa tendresse est dévastatrice et sa sincérité est furieuse.»
Jean-Luc Porquet