Le libraire, 18 juillet 2011
Livre référence:
Il y a trop d’images
Bernard Émond: Une image vaut mille maux
Une femme dont la vie s’écroule à cause de son irrépressible besoin de boire, une autre qui garde espoir même si le malheur s’acharne sur elle, un jeune homme qui refuse un héritage parce qu’il sait les millions de son père mal acquis… Autant de personnages en proie au tourment, autant de scénarios signés Bernard Émond, un cinéaste qui n’a de cesse de traquer nos failles, comme celles du monde qui nous entoure: «Une chose qui me fait beaucoup réfléchir, c’est la profondeur du changement qu’on est en train de vivre avec la disparition de l’héritage chrétien comme référence centrale de notre culture» avoue-t-il. «Et je ne sais pas si quelque chose va le remplacer. En fait, j’ai souvent l’impression que mes contemporains ne pensent qu’à s’annihiler: à ne pas être là.»
À ce déficit de repères moraux, Émond répond par la profondeur de son questionnement sur nos valeurs et une envie d’engagement qu’on retrouve intacts dans le recueil qu’il fait paraître chez Lux: Il y a trop d’images, série de courts textes écrits au fil du temps, d’articles, d’allocutions prononcées lors de festivals ou de tournages dont certaines devant des assemblées de catholiques séduits par ses films. Ce qui ne le surprend guère: «J’ai été formé par ça, même si je suis non-croyant, j’ai une sympathie naturelle pour le message évangélique. En fait, je suis profondément catholique.»
L’expérience de la différence
Son premier laboratoire social, Émond le trouvera en comparant son mode de vie privilégié de petit gars d’Outremont à l’univers plus modeste où grandissent ses cousins dans Hochelaga. Ces deux mondes différents qui cohabitent à quelques kilomètres de distance lui montrent déjà «qu’un ingénieur d’Outremont a plus en commun avec un ingénieur d’Amsterdam qu’avec ses concitoyens de l’est de la ville». Si cette première expérience de la différence s’avère fondatrice, sa fréquentation des classiques, elle, sera déterminante: «Comme beaucoup de jeunes garçons, j’étais insupportable, plein de moi-même. Je crois que ce qui m’a sauvé, c’est qu’on m’a mis en contact avec de grandes œuvres. De ça au moins, je n’étais pas irrespectueux.» Sa connaissance du XXe siècle, de l’histoire, de la politique, il la puise dans L’Idiot, Guerre et Paix, La Peste, L’étranger, Les mandarins ou Les Chemins de la liberté. «Ça m’a donné envie de lire encore plus, et une sorte de foi qui ne m’a jamais quitté: l’idée que par l’écriture, le cinéma, on pouvait rendre compte du monde et agir sur lui.»
Avec l’anthropologie, «la plus littéraire des sciences humaines», s’affine sa lecture du monde. Bergman, Rossellini et Fellini lui donnent envie de cinéma, mais c’est d’abord le documentaire qui l’attire. Grâce au magnétoscope portatif mis à la disposition des étudiants, il tourne des films politiques engagés – «très mauvais» de son propre aveu – mais qui expriment déjà son besoin d’évoluer en marge de la société. Même s’il n’a jamais adhéré à un parti et se garde bien d’exprimer ses opinions, Émond continue de faire à sa manière un cinéma profondément politique tant il rejette les valeurs matérialistes sur lesquelles se fonde notre société, ainsi que cette surconsommation et ce trop-plein d’images qu’il dénonce dans le titre de son recueil: «Je ne veux pas empêcher qui que ce soit de faire ses livres ou ses films, mais je ne peux que constater la grande vacuité de la plus grande part de la production cinématographique et littéraire. Pour moi, la plupart des cinéastes ne servent absolument à rien. Et l’idée de s’exprimer est l’affaire la moins intéressante dans tout ça. Exprimer quoi? Si t’as rien vécu, rien vu, rien lu, tu vas reproduire les poncifs que la culture de masse t’a enfoncés dans la tête à coups de milliers de clips et de millions de publicités. Ce qui est intéressant, ce n’est pas le besoin qu’on a de créer, c’est d’avoir besoin de s’engager dans le monde d’une façon ou d’une autre.»
Être présent au monde
Le moteur de son engagement, il le trouve essentiellement dans l’art: dans les livres de Pierre Vadeboncoeur, le militant doublé d’un essayiste qu’il admire tant, ou devant certains tableaux. Ceux, dépouillés, de l’Italien Morandi, un reclus qui a passé sa vie à repeindre le même paysage et la même collection de pots et de bouteilles, par exemple. Ou devant les scènes du quotidien de Chardin, où il trouve une sorte de recueillement qui le touche énormément. «Dans son recueil d’essais, Yvon Rivard rappelle ce que Camus écrivait dans ses carnets, qu’une œuvre ne vaut rien si elle ne vient pas en aide aux autres. Ça n’a rien à voir avec de la psychologie de cuisine ou du pansage de bobos, l’art peut aider, dans la mesure où il nous met en contact avec la beauté du monde.»
Cette beauté fugitive, Bernard Émond l’a aussi retrouvée dans certaines images de ses films, sur le visage bouleversant d’une comédienne, par exemple. Et c’est ce qui le pousse à continuer à tourner: «Il y a une bonne partie de l’existence humaine qui échappe à ce qui peut se dire, et à travers le cinéma, comme à travers la musique, on touche à ces choses-là. Il arrive que la beauté passe à travers nous, sans que nous comprenions comment, comme les grands romanciers qui arrivent à rendre compte du monde dans lequel nous vivons, mieux que ne le font les sciences humaines.»
C’est d’ailleurs d’un récit de Tchékhov qui le hante depuis vingt ans, Une banale histoire, qu’il compte tirer son prochain scénario: l’histoire d’une jeune comédienne en proie à un grand désespoir existentiel, ce qui plongera à son tour le vieil homme qui l’a élevée dans un profond désarroi «C’est tellement beau», avoue-t-il, ému, rappelant qu’au fond, Tchékhov pose par la bande la seule question qui vaut vraiment la peine d’être posée: pourquoi vivre? «C’est un récit magnifique. On ne se demande pas à quoi sert la littérature quand on lit ça. On est plus présent au monde. On gaspille moins notre bref passage sur la Terre.»
Catherine Lachaussée, Le libraire, 18 juillet 2011