L’incorrigible Chomsky
On peut être anarchiste et appeler à un renforcement de l’État. Noam Chomsky le prouve. Pour le penseur américain, la démocratie est bafouée en Occident. Et le danger ne vient pas du dehors.
Le « dissident numéro un de l’Amérique » : c’est ainsi que l’on qualifie parfois Noam Chomsky. Ironique et cinglant, son ton tranche dans le vif des évidences martelées par une « propagande » qu’il n’a de cesse de dénoncer. Ce professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology, bardé de titres honorifiques, est mieux connu pour ses essais politiques. Il y décrypte de manière rigoureuse et détaillée les mécanismes idéologiques des sociétés occidentales, le système médiatique, les motivations sous-jacentes des proclamations altruistes, les relations de pouvoir entre le Nord et le Sud… Chomsky gratte, creuse, triture là où ça fait mal. Il discute l’indiscutable. Derrière les majuscules, les principes intouchables, il questionne les stratégies politiques et économiques des puissants. A quoi servent les discours officiels sur la « démocratie » et les « droits de l’Homme » ?
Une mauvaise réputation
Au printemps 2010, il s’est rendu à Paris, où il ne s’était pas exprimé depuis trente ans, pour une série de rencontres et de conférences qui ont attiré les foules, accueilli dans des lieux aussi prestigieux que le CNRS et le Collège de France. Un événement à la mesure de la violence des attaques que lui valurent, en France, ses prises de position très américaines en faveur d’une liberté d’expression inconditionnelle. La parution de Réponses inédites à mes détracteurs parisiens (éd. Spartacus), en 1984, n’a pas suffi à éteindre les soupçons de complaisance envers Faurisson ou Pol Pot qu’une partie de l’intelligentsia hexagonale nourrit à son sujet.
Certains, comme le sociologue Philippe Corcuff, voient aussi en lui un adepte de la théorie du complot – dont il s’est plusieurs fois démarqué. Serge Halimi rappelle ainsi dans Le Monde diplomatique que Chomsky compare à des « fondamentalistes » ceux qui assimilent le 11-Septembre à une conspiration ourdie par les néoconservateurs. Selon le journaliste, la crise et la guerre en Irak ont atténué sa mauvaise réputation, si bien qu’en 2009 une interview de lui paraissait dans Les Echos qui l’interrogeaient sur la possibilité de réformer le capitalisme, le sauvetage des banques, la polémique sur les bonus…
Parmi ses essais politiques, une trentaine sont disponibles en Français. Son dernier ouvrage, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle, vient d’être publié par une maison québécoise indépendante, Lux, qui édite notamment l’historien Howard Zinn. Ce recueil de conférences et d’articles (2006-2009) s’ouvre sur le portrait de plus de cinq cents ans de conquête. Il en étudie les mécanismes – « A l’étranger, imposition du libéralisme économique, par la force s’il le faut » – et les effets sur les peuples autochtones de ce qui « se manifeste aujourd’hui sous le nom de mondialisation ».
Chomsky sait parfois se montrer drôle, comme lorsqu’il décrit la théorie développée par Hans Morgenthau, « universitaire honnête et compétent », troublé par la contradiction entre les données historiques et les idéaux des Etats-Unis. Pour ne « pas se laisser induire en erreur par cette contradiction flagrante », il suffirait selon Morgenthau d’éviter de « confondre l’apparence de la réalité avec la réalité elle-même »… Avec la même ironie, Chomsky poursuit : « Une variante de ces idées veut que ce soit la noblesse même de leurs idéaux qui incite les Américains à les bafouer régulièrement. »
Obama ou la continuité
Ce serait presque toujours au nom de la démocratie que seraient violés les principes démocratiques. Au passage, le regard critique de l’auteur égratigne Barack Obama qui, en acceptant le coup d’Etat hondurien, a « opté pour la tradition : la démocratie est convenable si, et seulement si, elle sert les intérêts stratégiques et économiques des Etats-Unis ». Il n’épargne pas non plus les autres puissances impériales dont l’histoire regorge d’épisodes semblables. Ainsi de la France qui a proclamé sa « mission civilisatrice » alors que son ministre de la Guerre appelait à « l’extermination de la population indigène » d’Algérie. Bref, l’« exceptionnalisme américain » n’a rien d’exceptionnel…
Pour Chomsky, l’ennemi de la démocratie n’est pas à l’extérieur de nos frontières. C’est à l’intérieur qu’il faut aller le chercher : « Pratiquement tous les aspects du néolibéralisme constituent une attaque contre la démocratie. » Etre anarchiste ne l’empêche pas de revisiter les vertus de l’Etat, dernier rempart contre la libre circulation des capitaux, dans la lignée de Keynes. Dans un entretien accordé à Daniel Mermet (co-réalisateur du film Chomsky & Cie et animateur de l’émission « Là-bas si j’y suis » sur France Inter), Jean Bricmont analyse ce paradoxe : « Je pense aussi qu’il est très différent des anarchistes contemporains parce qu’il ne considère pas que la lutte contre l’Etat soit nécessairement la priorité, aujourd’hui, dans tous les cas, dans toutes les circonstances. L’Etat est une cage, mais en dehors de la cage il y a des fauves qui sont les grandes compagnies privées et, d’une certaine façon, la cage nous protège des fauves. Il faut donc étendre les barreaux de la cage mais ne pas la retirer tout de suite sinon on va se faire manger par les fauves. C’est une analogie qu’il a trouvée chez des travailleurs libertaires au Brésil et qu’il reprend à son compte. »
La privatisation des services est, aux yeux de Chomsky, la pire des mesures. Tandis que les administrations Reagan et Bush qualifiaient la santé ou l’éducation de lettres au Père Noël, d’absurdités, de vulgaires mythes, lui fait mine de s’interroger : « Que dire de l’inefficacité proverbiale du système de santé américain ? Parmi les pays riches, les Etats-Unis font cavalier seul avec un système privé, à peine réglementé, dont le coût par habitant est deux fois plus élevé que la moyenne et les résultats des plus médiocres ; il s’agit du seul pays où la loi interdit au gouvernement de négocier le prix des médicaments avec les sociétés pharmaceutiques. »
Le prix humain d’une telle politique ? « Ces dernières années, le taux de mortalité infantile des États-Unis s’est hissé au niveau de celui de la Malaisie, pour ne citer qu’un exemple »…
La rébellion des ex-colonies
Les articles de cet ouvrage sont précis, étayés et en phase avec l’actualité. L’ensemble est toutefois un peu décousu et parsemé de quelques redites qui n’en facilitent pas la lecture. On y retrouve les thèmes chers à l’auteur, mais il arrive aussi qu’on se laisse surprendre. De manière inattendue, on voit en effet s’y dessiner, au miroir de l’Amérique latine, une anticipation lumineuse des révolutions au Moyen- Orient : « Comme d’autres anciennes colonies, l’Amérique latine est aux prises avec de graves problèmes internes et risque de connaître de nombreux revers, mais elle évolue de manière très prometteuse », écrit Chomsky. Estimant que « les ex-colonies, en particulier l’Amérique latine, sont plus que jamais à même de surmonter des siècles de soumission, de violence, de répression et d’intervention étrangère », il conclut que « c’est dans ces parties du monde que déferle la vague démocratique contemporaine ». L’onde de choc qu’il envisage résonne singulièrement depuis les récents soulèvements : « Si les espoirs se concrétisent, ne serait-ce qu’en partie, le résultat ne manquera pas d’avoir un impact à l’échelle mondiale. »
Marion Rousset, Regards, 12 mars 2011
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