Recension : Charles Gagnon, Feu sur l’Amérique
La carrière de Charles Gagnon (1939–2005) peut sembler être celle d’une victime de la mode intellectuelle, un fashion addict des idéologies et des tendances partisanes, passant, en quelques brèves années, de l’Action catholique de la jeunesse canadienne (ACJC), à Cité libre, à Socialisme 64, au Front de libération du Québec (FLQ), au Front d’action politique (FRAP), puis à En lutte!, avant de faire retour à l’humanisme à la fin de sa vie. Il y a dans ce parcours, certes, une progression dans le radicalisme militant. Mais cette progression ne laisse pas d’intriguer par les rapides sauts d’une conviction à l’autre—ce qui faisait se demander à Gilles Gagné, professeur de la sociologie à l’Université Laval, combien de semaines durait alors une année ? Il semblerait que Gagnon ait, comme son fugitif (sic) camarade Pierre Vallières, passé la majeure partie de sa vie engagée à brûler ce qu’il adorait la veille, à s’enthousiasmer pour le dernier chic du hit parade activiste, et soit allé ainsi de reniements en emballements, d’apostats en conversions, échouer à la case départ. Le prince de l’intransigeance serait-il aussi celui de l’inconsistance et de la palinodie ?Le premier volume de ses principaux écrits politiques (qui doivent en compter trois) permet de lever partiellement cette impression première. Les neufs textes retenus (qui s’étendent de 1966 à 1972) suggèrent une certaine continuité, une certaine fidélité dans l’action engagée. Gagnon s’y révèle un prosateur fougueux, doublé d’un analyste lucide. Quoiqu’ils aient forcément vieilli, les textes du recueil, rassemblés par les soins de Gagnon et de Robert Comeau et son équipe, se laissent lire tout d’un trait : on pénètre dans les débats politiques de l’époque, on prend goût à la révolte de l’auteur, on se scandalise avec lui de l’inacceptable prolétarisation des Canadiens français, on s’enflamme quand il s’enflamme, on désespère quand il se désespère. On comprend mieux que Gagnon ait pu attirer à lui de nombreux jeunes voulant donner sens à leur volonté de changement. Très proches de ses positions maoïstes des années 1970, l’idée d’une action révolutionnaire violente traverse ces pages, autant que celle de la nécessité d’un travail de propagande porté par un journal d’avant-garde ou celle de la mascarade de la démocratie libérale. Celui qui recherche des revirements dans la pensée de Gagnon sera frappé par les constantes et les récurrences qui se dégagent de son propos.
Le style de l’auteur est à la fois léché et pédagogique, mélangeant la chasteté linguistique du collège classique et le parler populaire. Charles Gagnon avoue avoir éprouvé la passion de l’enseignement lorsqu’il s’était retrouvé devant les classes de la Faculté des lettres de l’Université de Montréal, de 1963 à 1966. Il semble que cette passion se retrouve dans sa manière d’écrire, à la fois précise et simple, usant parfois d’expressions courantes (la division de la société entre « petits » et « gros », par exemple ; ou encore, la description de l’élite petite-bourgeoise de 1837 comme un mélange de René Lévesque et de Gérard Filion) pour mieux faire passer une explication complexe. Par malheur, cette qualité le trahit à l’occasion, et l’on voit une belle démonstration se terminer par quelque raccourci réducteur, comme lorsque l’analyse prometteuse des groupes en présence lors des rebellions de 1837–38 se clôt par ces mots : « Une étude objective de la situation au Bas-Canada nous montre donc trois grands groupes aux intérêts différents. Le peuple canadien-français n’a d’autre visage que celui de la misère, de l’exploitation dont il est victime ; la classe montante des professionnels et des hommes d’affaires a le visage du parlementarisme, d’un parlementarisme truqué (comme tous les parlementarismes d’ailleurs) ; enfin, la classe dirigeante présente le visage du pouvoir colonialiste et impérialiste. » (p. 48)
De tels raccourcis s’expliquent. Dans les années 1960, Gagnon fait flèche de tout bois contre l’impérialisme américain. Il voit se lever le tiers-monde, les jeunes, les nationalistes, les pauvres et les hippies contre l’oppression et l’aliénation d’une Amérique « fasciste et décadente ». Colonisé politiquement par Ottawa et économiquement par Washington, le Québec constitue à ses yeux un lieu possible de révolution socialiste. Ces écrits ont donc une portée immédiatement politique. C’est comme partisan d’une cause que Gagnon prend la plume ou la parole. Le premier texte du recueil, publié d’abord dans L’Avant-garde, était destiné aux cadres du FLQ ; le dernier, publié dans Le Devoir, devait préparer le terrain pour la fondation de l’Équipe du journal, une organisation marxiste-léniniste. Il faut prendre dans son double sens le titre de l’excellent texte (en grande partie inédit) qui donne son nom à l’ouvrage : l’Amérique est en flammes, et c’est pour cela qu’il faut tirer sur elle et l’abattre (en interpolant un peu, on pourrait ajouter un troisième sens : feue l’Amérique). Pour la petite histoire, rappelons que ce texte avait été considéré si subversif par Gérald Godin, qu’il avait préféré finalement ne pas le publier, ayant peur des représailles possibles pour les Éditions Parti Pris à l’heure du Québec de la Loi sur les mesures de guerre.
Pourtant, l’humour et les traits d’esprit ne sont pas absents de ces essais. Certaines phrases sont ludiques et pétillantes, comme lorsque Gagnon accuse les forces progressistes du Québec d’être à peu près toutes réactionnaires, ou lorsqu’il souhaite, ironiquement, que les ouvriers visitent le salon de Pierre Maheu pour développer une conscience de classe, ou encore quand il s’insurge que l’évolution des unions ouvrières a consommé le passage des « syndicats de boutique » aux « syndicats d’affaires » ! La mystique révolutionnaire court aussi en filigrane de ces pages militantes. « […] le plus petit geste dans le sens de la révolution a un rôle a jouer, un rôle, une fonction plus ou moins connue, dans l’évolution du cosmos ou, pour employer des termes de la sociologie plutôt que de la physique ou de l’astronomie, dans la révolution permanente, dans cette marche de l’humanité vers “quelque chose de toujours meilleur’’. » (p. 77) Gagnon se révèle un homme de mots autant, et sinon beaucoup plus qu’un homme d’action.
Les quelques notes biographiques qui parsèment le recueil nous font découvrir une personne attachante, ayant grandi dans la misère et désirant les objets miroitants des catalogues de Eaton. « Sortir de la merde, écrit-il candidement, c’est le rêve de tout enfant pauvre. » (p. 167) Mais cette sortie aura été vécue comme une trahison, puisqu’en s’élevant socialement, il devenait « étranger à sa famille ». En choisissant, en 1964, la voie révolutionnaire du FLQ, il s’agissait surtout pour Gagnon, semble-t-il, de sortir le Québec tout entier de la « merde », afin d’amoindrir ce que Fernand Dumont appelait le « remords de la différence ». Ce faisant, il appelait tous les peuples de la terre à s’unir et lutter pour la fin des servitudes, pour la destruction des impérialismes, pour une plus grande humanité. L’ironie aura sans douté été que les organisations dans lesquelles il investit le meilleur de lui-même ne portaient pas bien haut ses idéaux dans leur pratique, dévaluant la vie humaine (FLQ) ou érigeant l’autoritarisme du centralisme démocratique en dogme (En Lutte !). Pourtant, relisant ses pages vieillies, le lecteur ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie : le combat pour la justice fut sans doute souvent injuste, mais il fut un combat.
Jean-Philippe Warren, Bulletin d’histoire politique 15.3, printemps 2007
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