
«Un royaume vous attend»: des cultivateurs d’espoir en Abitibi
Lorsque Pierre Perrault entreprend, dans les années 1970, une série de reportages pour l’ONF sur le développement de la Baie-James, il ne se doute pas qu’il amorce en réalité la réalisation de cinq longs métrages. Fidèle à ses habitudes, il laisse ses rencontres infléchir le cours du projet. Parmi celles-ci, le militant Hauris Lalancette, figure centrale de ce qui deviendra le « cycle abitibien », l’amène à s’intéresser aux agriculteurs de sa région. Plusieurs délaissent alors leurs terres pour les chantiers du Nord, désabusés par l’échec de la colonisation menée durant la Grande Dépression.
Cinquante ans après la sortie d’Un royaume vous attend (1975), le premier film du cycle coréalisé avec Bernard Gosselin, Lux Éditeur fait paraître un ouvrage du même nom inédit du cinéaste. Ce dernier offre de nouvelles clés de lecture non seulement sur le documentaire, mais aussi sur toute l’œuvre de Perrault, tournée vers les luttes sociales de son époque. L’historien Jean-François Nadeau, journaliste et chroniqueur au Devoir, cofondateur de la maison d’édition, signe la préface. Depuis 2021, il dirige une collection consacrée à la réédition des écrits de l’artiste. Un royaume vous attend en est le cinquième volume — et le premier inédit.
« Le cinéma de Pierre Perrault est largement reconnu aujourd’hui, en particulier Pour la suite du monde (1963), le premier film canadien à avoir été présenté en compétition au Festival de Cannes, souligne l’éditeur. Mais peu de gens se souviennent aussi bien de son corpus littéraire. Pourtant, il est le seul Québécois, avec Fernand Ouellette, à avoir remporté trois Prix du Gouverneur général. Il a travaillé sans relâche toute sa vie, alternant entre les émissions de radio, les documentaires, la poésie et le théâtre. »
Plusieurs de ses livres sont d’ailleurs directement tirés de ses projets audiovisuels. Paradoxalement, Jean-François Nadeau écrit dans sa préface : « Pierre Perrault travaillait tous ses films à la manière toute particulière de l’écrivain qu’il était. » En fait, précise-t-il en entrevue, le cinéaste « retranscrivait à la main les dialogues de chaque scène pour que ce soit la parole qui guide le montage ». Mais cet ouvrage n’est pas un scénario : rassemblant à la fois des notes de l’auteur et des dialogues, il devient, selon l’historien, « une analyse personnelle, à mi-chemin entre le reportage et l’essai ».
L’échec du « Plan Nord »
Même si Perrault était réputé pour mettre en scène ses interlocuteurs dans ses films — bien que ceux-ci se réclamaient d’un style non intrusif, l’ambiguïté quant à l’intervention du réalisateur étant une caractéristique du cinéma direct auquel il est associé —, ce livre nous rapproche encore davantage de sa propre voix. C’est ainsi qu’il qualifie d’« ennemi », dès les premières pages, les forces capitalistes ayant contribué à la dévitalisation de l’Abitibi rurale. Et s’il raconte l’histoire du point de vue des agriculteurs, on devine aisément les sympathies du narrateur à leur égard.
« De tout temps, au Québec, quand ça va mal, on promet une sorte de “Plan Nord”, explique Jean-François Nadeau. Dans les années 1930, les chômeurs s’agglutinent aux abords de Montréal. Pour remédier à la situation, le ministère de la Colonisation, soutenu par le clergé, les aide à défricher l’Abitibi, comme il avait fait pour les Laurentides auparavant. Une brochure du gouvernement indique même, littéralement : “Un royaume vous attend”. Il y a une forme de mensonge inouï là-dedans. Le royaume est encore à forger et les conditions se révèlent extrêmement difficiles. »
Le journaliste cite aussitôt une phrase de Richard Desjardins, qui disait : « On va cultiver des variétés de carottes polaires… » « D’une part, la terre est aride et argileuse à bien des endroits ; d’autre part, les paysans sont laissés à eux-mêmes, poursuit M. Nadeau. Hauris Lalancette en parle avec éloquence, malgré ses mots pauvres et sa bouche pleine de terre : jusque dans les années 1960, en Abitibi, ils n’ont pas accès au même cycle électrique que dans le reste du Québec. […] Les agriculteurs ont peut-être été appuyés par le gouvernement, mais ils ont aussi été lâchés rapidement. »
Ce n’est pas par hasard si le premier plan du film montre une maison de campagne qui est transportée par camion — on comprend qu’elle est acheminée vers un nouveau centre industriel. Perreault écrit : « Destination : Noranda Mines, Domtar, Siscoe Mines ou la Baie-James. À nouveau l’exode et la promesse de s’appartenir. Des milliers de Québécois quittent leur balcon, leur village, leur champ. On leur a promis les “retombées”, c’est-à-dire les miettes, de ce grand projet hydroélectrique dont on n’arrive pas à identifier clairement les véritables bénéficiaires clandestins. »
Charge anticapitaliste
Certains partent alors pour le Nord, mais d’autres refusent de le faire. Hauris Lalancette est de cette deuxième catégorie. Il débat sans cesse avec ses concitoyens pour savoir s’il faut partir ou comment rester. Dans une scène marquante du film, dont les joutes verbales et la caméra à l’épaule rappellent les plus grands documentaires militants de l’époque, le protagoniste anime une assemblée et presse ses camarades de se rendre jusqu’à Québec pour réagir à « la menace de fermeture des politiques gouvernementales ».
Son combat, qui s’est poursuivi bien au-delà des collaborations avec Perreault, a en partie été gagné, car la fermeture complète de son village, Rochebaucourt, a pu être évitée. Mais il n’y reste aujourd’hui qu’une centaine d’habitants, beaucoup moins que les 1800 dans les années 1950. « Les gens sont partis parce qu’ils n’avaient aucun filet social, conclut Jean-François Nadeau. Ils n’ont pu cultiver que de l’espoir, finalement. »
Ce nouvel ouvrage, exhumé des archives familiales de Perrault, réactualise donc leurs luttes, dont la charge anticapitaliste n’a rien perdu de sa pertinence. Son auteur, lui, en assumait pleinement l’intention : « Si cette grande aventure collective du retour à la terre, combien plus exaltante que celle de la construction d’un barrage, a avorté, il convient d’en faire la critique, d’en écrire l’histoire au niveau des idéologies plus encore que des faits. »
Le documentaire Un royaume vous attend (Bernard Gosselin, Pierre Perrault, 1975) est disponible en vidéo à la demande sur la plateforme de l’Office national du film du Canada — ONF.
Olivier Du Ruisseau, Le Devoir, 7 mai 2025.
Photo: Office national du film du Canada. Une image du tournage du film «Un royaume vous attend» (1975), réalisé par Bernard Gosselin et Pierre Perrault. Sur l’image, Pierre Perrault (à gauche) et Hauris Lalancette (à droite).
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