
Quelques pépites pour des temps chaotiques
L’obsession trumpienne pour les plus beaux mots du dictionnaire, droits de douane, a donc abouti, dans la roseraie de la Maison-Blanche, à une opération qui aurait été burlesque si elle n’était pas inquiétante : le jour de la libération. Une autre locution orwellienne pour parler d’un putsch financier à l’échelle planétaire.
C’était du carburant pour mon angoisse géopolitique, dont j’ai déjà parlé ici il y a quelques semaines. Elle atteint des sommets ces jours-ci. Sur quoi se replier pour trouver refuge ? Existe-t-il un safe space idéologique ? Regarder nos enjeux nationaux est devenu un peu vain depuis qu’ils sont pulvérisés par l’ambition états-unienne.
Juste ces derniers jours, le monde est clairement passé de la mondialisation à ce qu’on appellera, faute de mieux, le MAGAisme économique. La lubie présidentielle et sa fixation sur le Gilded Age, ses velléités destructrices et revanchardes, viennent d’imposer un nouvel ordre économique mondial.
Tout imparfaite et productrice d’inégalités qu’elle est, la mondialisation aura contribué à sortir de la pauvreté endémique un certain nombre d’économies. Elle a créé des liens commerciaux entre nations, a tricoté ensemble des pays, et qui commerce ne guerroie pas.
C’est sur cette mondialisation de l’économie qu’a prospéré l’« American way of life » qui faisait commander à l’autre bout du monde ses chaussettes funny, le téléphone dernier cri et mille autres gugusses. Cinquante ans d’économies interreliées, imbriquées, rayées d’un coup de décret. Une signature au sharpie d’un seul homme, qui créera sans doute inflation, récession, provoquera insatisfactions, chômage, éventuellement rébellions et misère dans les pays où l’on délocalisait joyeusement.
Mieux vaut trouver son bonheur ailleurs, dans les lectures ou les rencontres. Voici mon tableau d’inspiration de la semaine ; des livres, des idées, des gens qui nous sortent de nous et qui sont de lumineuses options de rechange en ces temps chaotiques.
D’abord, un essai. Devenir fasciste. Ma thérapie de conversion, de Mark Fortier, paru chez Lux, où il est éditeur. Un petit livre aussi inquiétant que jubilatoire où l’auteur, dont les convictions politiques sont campées résolument à gauche, constate et mesure le virage à l’extrême droite qui embrase plusieurs pays et qui menace de s’étendre à d’autres. Il brosse le portrait de la déliquescence de nos institutions. Le monde est en guerre, une guerre culturelle, et la défaite des progressistes est inéluctable, écrit-il. Ils n’ont ni la hargne ni la détermination nécessaires pour se battre.
Fortier décide donc de changer de camp pour ne pas devenir la victime des nouveaux maîtres du monde. Dans son salon, il s’entraîne physiquement et intellectuellement à devenir fasciste, à penser brun. Il se compose une attitude autoritaire, s’exerce à pratiquer le salut hitlérien avec sa fille, tente d’adhérer avec enthousiasme à ses « nouvelles convictions ».
Bien sûr, la thérapie échoue. Mais à travers ses exercices de fascisme, Mark Fortier aura dressé un saisissant portrait du nouvel ordre idéologique qui se répand à grande vitesse partout. Citant Umberto Eco, il dit que le fascisme est une « confusion structurée ». L’image est forte, et ce petit essai, drôle et éclairant.
J’ai aussi croisé récemment un lieu et des personnes qui m’ont mise en joie. Des gens qui changent les choses très localement, avec créativité, débrouillardise et pragmatisme. Au hasard d’un tournage, j’ai découvert L’Éphémère, un centre de médiation culturelle, une salle multiusage volée à un immeuble voué à la démolition, ancien entrepôt et ancien club vidé, rue Ontario Est.
Le décor de cette salle de spectacle improbable est baroque à souhait. Fauteuils dépareillés glanés un peu partout, rideau de scène de chez Duceppe, murale en plexi jetée par la Caisse de dépôt, bar aux allures foraines. On devient membre de L’Éphémère et on y organise ce que l’on veut : des cabarets, des soirées quiz, des activités pour les enfants, l’enregistrement de balados. La liberté est totale.
Derrière le petit noyau de beaux fous qui tiennent le projet à bout de bras, il y a la volonté de donner un lieu de regroupement, de recycler, et même le rêve d’une clinique pour les personnes en situation d’itinérance. Leur sens de la solution et leur enthousiasme sont contagieux. C’est réjouissant de savoir qu’une telle énergie constructive se déploie dans les interstices de notre société grognonne. Ce soir-là, les décapantes humoristes féministes Les Farouches (Emna Achour et Coralie LaPerrière) y enregistraient leur balado devant un public fidèle, ravi et conquis. De l’oxygène pour le cerveau.
Dans un autre ordre d’idées, mais aussi porteur d’espoir et stimulant dans le chaos actuel : la Dre Joanne Liu. Elle était de passage à Y’a du monde à messe pour l’enregistrement d’un épisode de notre saison d’été, à Télé-Québec. Cette femme qui, avec Médecins sans frontières, a côtoyé la guerre, l’horreur, la maladie, croit en l’humanité et en sa faculté de rebondir.
Elle s’émerveille – et s’indigne – encore. Il faut la voir rencontrer son idole d’adolescence, Serge Savard, gagnant de 10 Coupes Stanley, les yeux remplis d’étoiles. Elle avait son poster dans sa chambre de jeune immigrante à Québec. Son livre autobiographique L’Ebola, les bombes et les migrants est important. Elle y dit, très justement, que notre quête de sécurité a érodé nos réflexes de solidarité.
En ces temps chaotiques, il faut naviguer les yeux grands ouverts, les sens aux aguets. Car il y a des pépites de joie et d’espoir qui scintillent ici et là.
Marie-France Bazzo, La Presse, 8 avril 2025.
Photo: Kazuhiroi Nogi, AFP