
Devenir fasciste: guerre culturelle et liberté de pensée
« En Amérique, pendant que ces dilettantes mettent cinq livres à l’Index, les activistes de la droite dure fauchent des bibliothèques entières et abattent des institutions. » – Un extrait de Devenir fasciste de Mark Fortier publié chez LUX.
Dans cette guerre culturelle, la défaite des progressistes est inéluctable. Elle est inscrite à même les règles. On a tous entendu parler des protestations contre des œuvres d’art jugées sexistes ou racistes, de ces professeurs dont la réputation a été détruite parce qu’ils avaient prononcé un mot offensant sans mauvaises intentions, de ces pièces de théâtre annulées, de ces statues déboulonnées et de ces livres dont on change le titre ou dont on réécrit des passages pour les rendre conformes aux volontés du dieu de l’inclusion ainsi qu’à son prophète, la diversité. Je ne trouve pas les purges plus acceptables parce que ce sont mes semblables qui tiennent le rôle de l’inquisiteur. Seulement, je ne suis pas aveugle. Je vois bien l’incroyable nullité des progressistes à ce jeu qui repose essentiellement sur la force et la répression. Je sais qu’ils n’ont pas en eux ce qu’il faut de détermination et de hargne pour gagner.
Regardez-les. Ils renversent 12 statues, changent le nom d’une poignée de rues, s’attaquent à des mots, révolutionnent 3 pronoms personnels, débattent du sexe des anges et, s’ils mordent, c’est la plupart du temps pour dévorer les leurs : des professeurs d’université, des écrivains, des actrices et des acteurs, des cinéastes, des journalistes. C’est ce qu’on appelle tirer à boulets rouges, mais dans le tas, sans trop de discernement. En Amérique, pendant que ces dilettantes mettent cinq livres à l’Index, les activistes de la droite dure fauchent des bibliothèques entières et abattent des institutions.
Suzanne Nossel, présidente de PEN America, une association indépendante qui se consacre depuis un siècle à la défense de la liberté d’expression, explique que les progressistes agissent surtout sur la base des mœurs : ils pointent les stéréotypes dans des livres anciens, cessent d’en recommander la lecture, corrigent certains passages. Les conservateurs, eux, utilisent les rouages des lois et du pouvoir pour restreindre la liberté de pensée, pourchasser les écrivains et bannir leurs œuvres 1. C’est la différence entre les amateurs et les professionnels.
Il y a aussi ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre, les exécutants qui appliquent les règles sans choisir leur camp, comme les membres de la commission scolaire du district de Peel, en Ontario, qui ont décidé, en 2023, de retirer des étagères tout livre paru avant 2008 pour ne pas risquer de proposer un ouvrage qui contreviendrait aux impératifs de l’inclusion 2. Si l’on exclut ce cas extrême, force est de reconnaître que la droite radicale est beaucoup plus efficace à ce jeu. Entre septembre et novembre 2021, elle a banni plus de 300 livres des bibliothèques publiques aux États-Unis, deux fois plus qu’en 2020. Selon PEN America, le Texas a interdit 540 livres dans les écoles en 2023-2024 ; la Floride, 4 561 ; l’Iowa, 3 671 ; le Wisconsin, 408. L’Association des bibliothécaires des États-Unis déclare n’avoir jamais rien vu de tel.3
En Virginie, les républicains se sont battus bec et ongles pour forcer le retrait du cursus scolaire du merveilleux roman Beloved de l’écrivaine Toni Morrison. Le « Beloved Bill », comme on l’a appelé, défendait le « droit » des parents à ne pas être offensés par les lectures de leurs enfants, jugées indécentes. Au Texas, un législateur a proposé de bannir des écoles plus de 800 titres ayant pour thème la justice sociale, parce que « susceptibles de créer un malaise chez les étudiants, de les culpabiliser ou de les angoisser en raison de leur race ou de leur sexe »4. Le bédéiste Art Spiegelman, dont le chef-d’œuvre Maus a été interdit par une commission scolaire du Tennessee, a le sentiment de vivre désormais dans une société « orwellienne ». Il ne perd pas espoir, cependant. Ces « purges », croit-il, sont vaines. « Vous ne pouvez interdire des livres à moins de tous les brûler, et vous ne pouvez tous les brûler à moins d’être prêt à brûler leurs auteurs et leurs lecteurs. »5 Je le trouve bien optimiste.
Le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, a mis toute la puissance de son administration au service de la mise au pas de l’instruction publique – celle-ci n’est, selon lui, qu’un vaste appareil de propagande des liberals et des wokes. L’heure est venue de le soumettre aux valeurs conservatrices. Ce diplômé des prestigieuses et très coûteuses universités Yale et Harvard ne conçoit tout simplement pas que l’éducation puisse être une institution de culture, un espace de transmission du savoir accumulé péniblement par l’humanité à travers les âges. Non, l’école est un champ de bataille idéologique et avec des mesures comme le Stop WOKE Act, DeSantis est déterminé à émanciper l’instruction publique de tout endoctrinement progressiste et à délivrer les écoliers de Floride de la détresse psychologique causée notamment par l’enseignement de l’histoire de l’esclavage et du racisme. Désormais, quiconque aborde des sujets comme les droits civils ou les questions de genre à l’école s’expose à des ennuis administratifs considérables, voire à une mise à pied. Dans les écoles de la Floride, on enseigne maintenant que le progressisme mène au despotisme et que ce sont les Blancs qui ont mis un terme à l’esclavage – en se gardant bien entendu de s’appesantir sur le fait que ce sont surtout les Blancs qui ont instauré et profité de l’esclavage. La moindre résistance provoque le courroux du pouvoir. DeSantis n’a pas hésité, par exemple, à prendre le contrôle du New College of Florida, une université d’arts libéraux publique très réputée dont le corps professoral s’entêtait à prodiguer un enseignement humaniste 6. Il a nommé un nouveau conseil d’administration qui, à son tour, a remplacé les anciens dirigeants par des figures du Parti républicain floridien. Les professeurs récalcitrants ont été remplacés par des paladins de la droite radicale conservatrice, certes moins qualifiés, mais non endoctrinés par le wokisme, le socialisme ou l’infâme esprit libéral.
L’Association américaine des professeurs d’université a publié en décembre 2023 un rapport alarmant sur l’état des libertés académiques en Floride, selon lequel les conservateurs auraient instauré « un véritable règne de la terreur intellectuelle »7. Selon LeRoy Pernell, professeur de droit à l’Université Florida A&M, les enseignants qui ne sont pas alignés sur les valeurs du régime au pouvoir « sont traités d’ennemis de l’État ». La compassion et la curiosité, la faculté de se mettre à la place de l’autre, la capacité d’accepter et d’endurer la contradiction, ces conditions élémentaires de la connaissance et de la liberté s’étiolent. À l’université, poursuit le rapport, « les gens ont peur, physiquement et intellectuellement ».
Pendant ce temps, en France, les milliardaires d’extrême droite comme Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin mettent la main sur des groupes éditoriaux, sur une école de journalisme et font de l’entrisme aux HEC8. Les quelques digues qui protègent encore un peu l’université sont en train de céder. Ne s’encombrant pas d’une structure préexistante à vider, Marion Maréchal-Le Pen a fondé sa propre école d’enseignement supérieur à Lyon, l’Institut de sciences sociales, économiques et politiques.
Lorsque Donald Trump a été reconnu coupable dans l’« affaire Stormy Daniels », des républicains vieux jeu se sont empressés de déclarer que la vraie bataille ne se jouerait pas devant les tribunaux, mais dans l’isoloir. Sur les réseaux sociaux trumpistes, Truth Social, Patriots Win et The Gateway Pundit, on pouvait lire un tout autre langage, beaucoup plus au goût du jour. L’agence Reuters en a composé un florilège : « Ce n’est pas une situation qui peut être résolue par le vote ; nous devons tuer les libéraux. » « Nous avons besoin d’un million d’hommes armés qui entrent dans Washington et pendent ceux qu’ils rencontrent : c’est la seule solution. » « Les États-Unis ont été détruits par les démocrates : chargez vos armes. » « Trump, notre armée est prête ; nous attendons juste vos ordres. » Si on remplace les mots « libéraux » et « démocrates » par « socialistes », on retrouve le même langage que celui des squadristes de Mussolini qui semaient la terreur en Italie au début des années 1920.
Bien sûr, une distance subsiste entre les paroles et les actes et il serait tellement plus simple de ne pas prendre cette violence verbale au pied de la lettre, mais ce serait oublier trop rapidement que l’extrême droite passe déjà aux actes. Ce serait aussi ignorer qu’un tel déferlement de peur et de haine appelle à se matérialiser. La mort de l’empathie, le ressentiment et la haine, écrivait Hannah Arendt, sont les signes annonciateurs d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie.
Je l’ai dit et je le répète : ces enragés veulent ma peau. Ne comptez pas sur moi pour me jeter devant cette foule écumante. Je n’ai pas le caractère d’acier de ce valeureux Chinois qui s’était planté devant un char d’assaut, place Tiananmen, en 1989. Je vous prie de m’excuser. Je vais plutôt me peindre en brun pour me fondre dans le décor.
[1] Associated Press, « US Book Bans and Attempted Bans Rise as Efforts Extend to Public Libraries », The Guardian, 20 septembre 2023.
[2] Nicole Brockbank et Angelina King, « “Empty Shelves with Absolutely No Books”: Students, Parents Question School Board’s Library Weeding Process », CBC, 13 septembre 2023.
[3] The State of America’s Libraries 2024, Chicago, American Library Association, 2024.
[4] Brian Lopez, « Texas House Committee to Investigate School Districts’ Books on Race and Sexuality », The Texas Tribune, 26 octobre 2021.
[5] Claire Armitstead, « “It’s a Culture War That’s Totally Out of Control”: The Authors Whose Books Are Being Banned in US Schools », The Guardian, 22 mars 2022.
[6] Jason Wilson, « Revealed: Florida Liberal Arts College in Rightwing Hiring Spree After Takeover », The Guardian, 11 novembre 2024.
[7] Jason Stanley, « The End of Civic Compassion: On Education in a Fascist America », The New Republic, 16 mai 2024.
[8] Youmni Kezzouf et David Perrotin, « “C’est de l’entrisme sournois” : comment Pierre-Édouard Stérin tisse la toile de l’extrême droite à HEC », Mediapart, 12 novembre 2024 ; « L’école de journalisme ESJ Paris reprise par des propriétaires de médias, dont Vincent Bolloré et Rodolphe Saadé », Le Monde, 15 novembre 2024.
Ce texte est un extrait de l’ouvrage Devenir fasciste – Ma thérapie de conversion de Mark Fortier publié aux éditions LUX dans la collection Lettres libres. Pour en savoir plus et pour continuer la lecture, vous pouvez vous procurer cet ouvrage chez votre libraire préféré ou encore directement sur le site web de l’éditeur.
Vaste Programme, 20 mars 2025.
Lisez l’original ici.