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Photo d'une manifestation sur la rue Sherbrooke à Montréal.
18 mars 2025

Les faux prétextes derrière le PL89

Sous un titre évocateur, « Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out », le récent projet de loi déposé par le ministre du Travail, Jean Boulet, vise à imposer le maintien de services minimaux à la population lors de certaines grèves ou lock-out et à mettre fin à certains conflits lorsque ces derniers risquent de causer « un préjudice grave ou irréparable à la population ». Pour justifier cette offensive contre la libre négociation, le ministre a expliqué vouloir protéger les personnes vulnérables affectées par les trop nombreux et trop longs conflits de travail qui prennent « la population en otage ».

 

Faisons-nous vraiment face à une multiplication des conflits et à leur allongement ? Y a-t-il, comme l’a affirmé le ministre, un déséquilibre du rapport de force à la faveur des syndicats ? Après une brève réflexion sur le sens de la grève, nous tenterons d’amener quelques éléments de réponse à ces questions.

Le sens de la grève

Alors que le droit de l’entreprise de ralentir sa production ou de la réorienter[1] passe pour une conséquence évidente de la libre entreprise et du droit de gestion, la liberté de retenir sa force de travail est une fois de plus contestée. Cette remise en cause découle d’une conception répandue de la grève selon laquelle il s’agit avant tout d’une démonstration de force ou d’une déclaration de guerre. Mais une autre interprétation est possible.

Dans un système supposément basé sur la liberté des échanges économiques, le refus des travailleuses et des travailleurs d’offrir leur force de travail lorsqu’un employeur refuse d’en payer le prix demandé ne devrait pas choquer. Après tout, personne n’exigerait à un restaurateur de nous servir un repas alors qu’on ne lui offre que 80% du prix demandé.

Autant symboliquement qu’économiquement, l’objectif de la grève est autrement dit de mettre en évidence la contribution essentielle du travail dans la production de richesse ou dans la réalisation de services à la population. Limiter la capacité de faire cette démonstration par une restriction du droit de grève correspond ainsi à fausser l’évaluation de la valeur économique et sociale du travail.

Des conflits plus nombreux et plus long ?

Il est certain que le souvenir de la grève historique qui a secoué les secteurs de la santé, de l’éducation et de l’enseignement supérieur en 2023 et l’actuel mouvement de grève dans les services éducatifs à la petite-enfance peuvent donner l’impression d’une exacerbation des conflits de travail. La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante signalait une multiplication par 7 des confits de travail dans les 2 dernières années.

Une analyse approfondie des données offre un portrait beaucoup plus nuancé. D’abord, le bond dans les données de Statistique Canada rapporté par la FCEI s’explique entièrement par la comptabilisation des grèves menées par les quelques centaines d’unités syndicales de tous les établissements du secteur public. Les données compilées par le ministère du Travail depuis 1999 indiquent au contraire une diminution de l’intensité des conflits de travail lorsqu’on considère l’ensemble des secteurs. En isolant les conflits exceptionnels, on constate que la moyenne de jours/personne perdus depuis la reprise postpandémique oscille autour de 240 000, alors qu’elle avoisinait les 400 000 entre 1999 et 2004.

Les conflits exceptionnels sont ceux qui provoquent des pics irréguliers dans les données. Lorsque les ouvriers de la construction et les employés du secteur public provincial ou des services éducatifs à la petite-enfance font la grève, ce sont des dizaines, voire des centaines de milliers de travailleuses et de travailleurs qui cessent d’offrir leur force de travail en même temps. D’autres conflits sont exceptionnels par leur durée inhabituelle ou le nombre de personnes impliquées, comme on peut le voir au tableau ci-bas.

L’analyse de la durée des conflits de travail ne permet pas non plus de conclure qu’ils se sont allongés dans les dernières années. On remarque au tableau 2 que pour la période postpandémique (2021-2024), 70 % des conflits de travail avaient une durée de 15 jours ou moins, tandis que 29 % avaient une durée de 2 jours ou moins et 41% duraient entre 3 et 15 jours. Pour les périodes précédentes, le nombre de conflits courts ne représentait que 35 % (1998 à 2008) et 55 % du total (2009-2019). Seule exception au tableau, l’année 2022 avec 20% des conflits déclenchés qui dépassent 1 an. Or, ce résultat s’explique presque entièrement par la grève des employé·e·s des 21 succursales de la SQDC, qui ont débrayé pendant près d’un an et demi.

En bref, les données globales n’indiquent pas une multiplication ou un allongement des conflits de travail dans les dernières années. Cette relative stabilité des relations de travail est même surprenante considérant que la période récente a été marquée par une inflation élevée (6,7 % en 2022) et une rareté de la main-d’œuvre record (taux de postes vacants à 6,4% au 3e trimestre de 2022). Dans ce contexte favorable au rapport de force des employés, on aurait pu s’attendre à une exacerbation des conflits de travail au-delà du secteur public.

Un rapport de force plus important ?

Par ailleurs, on constate qu’il y a une hausse notable de la moyenne des augmentations de salaire négociées pour la première année des conventions collectives depuis la fin de la pandémie. L’année 2023 marque un record avec un taux d’augmentation moyen de 6,4 % lors de la première année de la convention. Cette moyenne s’explique par une proportion importante d’ententes de principe contenant un réajustement salarial en réponse à l’inflation historique qui sévissait alors. Si cette tendance peut faire craindre aux employeurs la mise en place d’un déséquilibre du rapport de force à la faveur des syndicats, il faut la mettre en perspective : corrigé pour l’inflation, le gain réel moyen depuis 2020 est de 1 % par année, ce qui équivaut à la moyenne enregistrée depuis 2000.

Le contexte explique sans doute pourquoi, en moyenne, les travailleuses et travailleurs syndiqués ont réussi à protéger leur pouvoir d’achat pendant la récente période inflationniste sans pour autant recourir à une exacerbation des moyens de pression : les augmentations de salaire s’accéléraient aussi du côté des non-syndiqués, et souvent à un rythme supérieur. On constate en effet que l’écart entre le salaire moyen des syndiqué·e·s et celui des non-syndiqué·e·s a accéléré sa décente, passant de 13% en 2019 en 2024 à 7 % pour l’ensemble des salariés.

À l’aulne des augmentations de salaire négociées, on ne peut pas affirmer que les groupes syndiqués bénéficient d’un rapport de force disproportionné. Au mieux, ils bénéficient (tout comme leurs collègues non syndiqué·e·s ) d’un contexte de manque de main-d’œuvre qui leur permet de contrebalancer les pires effets de l’explosion récente du coût de la vie.

Un projet de loi peu équilibré

Le ministre affirme que son projet de loi est équilibré. Il affirme se détacher de l’article du Code canadien utilisé récemment pour mettre fin aux grèves à Postes Canada et dans certains ports en définissant plus clairement les motifs justifiant l’imposition de limites au droit de grève. Or, cette précision est avant tout un élargissement des pouvoirs du ministre. Elle passe du concept général de « protéger la vie, la santé et sécurité de la population » reconnu internationalement à des préoccupations larges de ne pas affecter « de manière disproportionnée » la « sécurité sociale, économique ou environnementale de la population » pour instaurer des services minimalement requis ou à la notion de « préjudice grave ou irréparable » pour mettre fin à une grève. Ce faisant, le ministre vise à contourner les principes établis par les tribunaux depuis plusieurs années en matière de maintien des services essentiels[2]. Les travailleurs et les travailleuses syndiqué·e·s peuvent légitimement s’inquiéter de ces élargissements sachant que le Québec est, depuis les années 1970, le champion des lois spéciales[3].

À peine une semaine après le déclenchement de la grève des cols bleus de la ville de Québec, on dénonçait déjà que « les jeunes sont pris en otage » parce qu’ils n’avaient plus accès aux établissements sportifs de la capitale nationale. Dans un contexte où l’exercice légitime de la liberté d’offrir ou non sa force de travail est perçu comme une attaque, faut-il craindre que ce genre de nouvelles deviennent un prétexte à l’intervention du Tribunal administratif du travail dans les mouvements de grève? Enlever aux travailleurs et aux travailleuses la capacité de faire sentir les conséquences dérangeantes de l’absence de leur force de travail, c’est leur enlever la possibilité de faire reconnaître à sa pleine valeur leur contribution à l’économie et à la société.

 

[1] Kahn-Freund, O. et B. Hepple (1972) Laws Against Strikes, London: Fabian Society, Fabian Research Series 305.

[2] D’ailleurs, deux cas soulignés par le Ministre en conférence de presse avait été exclus de la protection des services essentiels par le Tribunal administratif du travail. Voir : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1986585/autobus-feq-ete-conflit-travail.

[3] Martin ROBERT et Martin PETITCLERC, Grève et paix : Une histoire des lois spéciales au Québec, Lux éditeur, 2018; Renée-Claude DROUIN et Gilles TRUDEAU, « Les lois spéciales de retour au travail : enjeux institutionnels et constitutionnels », McGill Law Journal, 387, 2015.


Pierr-Antoine Harvey, IRIS, 18 mars 2025.

Photo: Derek Blackadder (Wikipédia)

Lisez l’original ici.

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