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Portrait photo d'Alain Deneault.
9 novembre 2024

Alain Deneault: « Trump a montré qu’aujourd’hui on peut être élu simplement en hissant tout au rang du superlatif »

Que faire ? La question est partout aujourd’hui. Que faire face à la montée des extrêmes ? Que faire face aux inégalités grandissantes ? Que faire face à la catastrophe climatique ? Que faire…Et si on inversait cette proposition ? C’est ce que propose le philosophe Alain Deneault qui nous dit plutôt : « Faire que » ! Dans son dernier livre, il nous explique comment s’engager politiquement à l’ère de l’inoui…  Alain Deneault est notre invité cette semaine dans « Dans Quel Monde on vit ».

Votre nouvel ouvrage s’intitule « Faire que ». Il est sous-titré « L’engagement politique à l’ère de l’inouï« . Pourquoi sommes-nous entrés dans l’ère de l’inouï, selon vous?

Nous y entrons, ou c’est elle qui s’impose. Une situation inouïe, c’est une situation qui n’a pas de pendant dans l’histoire : il n’ y a pas de point de comparaison. Cela veut dire que c’est du jamais-vu. Et comme il n’y a pas de précédent, c’est très difficilement pensable. C’est ce que Timothy Morton appelle un hyper-objet, quelque chose d’indicible. C’est ce qui se produit aujourd’hui avec la crise climatique. Le système Terre se détraque de lui-même désormais à cause du vandalisme que l’homme a provoqué.

Donald Trump a été élu cette semaine à la présidence des Etats-Unis. On est dans l’ordre de l’inouï, là aussi ?

Non, malheureusement. Cette situation-là nous rappelle de vifs souvenirs d’époques antérieures… Trump a montré qu’aujourd’hui on peut être élu simplement en hissant tout au rang du superlatif. Cela suffit pour frapper les esprits qui, eux, par contre, sont dans le désarroi d’une ère inouïe, qui ne savent pas penser ce qui les trouble.

L’inouïe entraîne l’angoisse, comme vous le montrez. Vous distinguez l’angoisse et l’anxiété.  Quelle est la différence ?

L’anxiété, c’est un malaise qui a trait à un objet qu’on surinvestit ou qu’on investit à juste titre, qui nous perturbe profondément dans notre fonctionnement. L’angoisse, c’est le contraire. C’est une bouffée d’affect, des émotions qui n’ont pas trait à un objet qu’on pourrait investir pour dépenser ses affects. Les affects de l’angoisse n’ont pas d’objet correspondant, contrairement à l’anxiété. C’est pourquoi lorsqu’on est angoissé et dans le désarroi, nous cherchons des objets de substitution.

C’est tout le problème de l’écologie politique, précisez-vous : elle manque d’un objet.  Que voulez-vous dire par là ?

Un objet, c’est ce sur quoi la pensée porte en tant que cela motive l’action. Pour les médiévaux, l’objet était la chrétienté. Pour le siècle des Lumières, c’était la raison, la science. Au 19e siècle, c’était le socialisme.  Au Québec, à la fin du 20e siècle, le projet indépendantiste était structurant. C’était un objet de la pensée. Du point de vue de la pensée de l’écologie politique, nous sommes actuellement des sans-desseins. Et donc nous cherchons de nouveaux objets de substitution, que ce soit le développement durable, la géo-ingénierie, ou le trumpisme… En sachant qu’il y a plein de gens qui votent pour Trump qui ne sont pas des imbéciles ou des menteurs compulsifs. Mais ils en ont tellement assez de ces systèmes-là qu’ils se disent : « vous n’êtes que des clowns, on va élire quelqu’un qui vous ressemble »

« Nous nous enfonçons inexorablement dans le récit tragique de notre régime. Cela perdurera jusqu’au jour où le réel prendra d’assaut nos sociétés pour leur inculquer ce qu’elles tardent à comprendre, le sens des limites« , écrivez-vous encore. Ces terribles inondations à Valence il y a quelques jours, c’est le retour du réel, d’une certaine façon ?

Oui, c’est l’amorce du réel, d’un nouveau réel. Ce qui s’est produit à Valence ou ailleurs, les incendies de forêt en Amérique du Nord et les pluies de verglas dans les régions nordiques, ce sont autant de situations qui font comprendre qu’il arrive un temps où nous sommes livrés à nous-mêmes.  Nous entrons dans une ère où les citoyens seront de plus en plus livrés à eux-mêmes. Nous allons découvrir que nous sommes interdépendants sur une petite échelle. Cet impératif historique que sera la contraction de la géopolitique de la mondialisation à la biorégion, et que j’appelle de mes vœux, peut se faire sur un mode presque instantané, dramatique. Comme elle peut se faire sur le temps long, selon les façons de le concevoir ici ou là. Tout d’un coup, on se découvre en situation de déréliction politique. C’est-à-dire qu’on se sent abandonné des pouvoirs. Et là, on crée une conscience politique de nature bio-originale qui n’est pas hegelienne, au sens où on ne va pas, dans une sorte de grand élan révolutionnaire, avaler toutes les structures antérieures pour en créer une nouvelle et radicalement tourner dans l’absolu de l’avenir. Mais il s’agit simplement d’ajouter une strate à une époque où les strates supérieures ne répondent plus. Donc c’est une sorte de sécessionnisme à l’envers.

Vous avez choisi comme titre « Faire que » et non « Que faire ». Vous préférez le « Faire que » au « Que faire ? ». Pourquoi ? Faites-nous une petite leçon  grammaticale…

Il ne s’agit pas simplement d’en raturer une au profit de l’autre, mais effectivement de considérer qu’on est dans une époque qui nous invite à passer de l’une à l’autre. Il y a un problème dans la forme grammaticale du « que faire? » Le que est un pronom interrogatif qui appelle un complément d’objet direct. C’est-à-dire des directives, des réponses, une identification. Poser la question, c’est déjà faire, c’est déjà être dans un mouvement du faire, mais en même temps le question freine l’élan. Et donc il faut passer au faire que, faire en sorte que… Et ce que j’aime dans l’inversion, c’est que le « que » change de statut : il devient une conjonction de subordination qui appelle un subjonctif. Or, le subjonctif c’est l’espoir, la projection, le souhait, etc.

Ce n’est pas une position d’autorité non plus ?

Non, au contraire. C’est comment faire en sorte que l’économie de la nature perdure dans ce coin de pays que j’habite, nonobstant le pillage et la spoliation industrielle de tel groupe, en fonction non seulement des gens, mais du vivant. Le territoire n’existe pas sans les lombrics, les grenouilles, les libellules, les chauves-souris, les oiseaux, les mammifères, etc.  C’est pourquoi il faut penser à un « faire que » qui ne réduit pas le vivant ou la nature à une sorte de politique anthropomorphique où on les intégrerait de force dans un modèle. C’est trouver une façon d’entrer en rapport avec le vivant pour faire en sorte que le territoire qu’on habite reste viable. C’est le sens de la biorégion, la réponse à donner à un impératif historique : la mondialisation deviendra caduque au profit d’une organisation régionale des choses. Il faudra être capables de surmonter la panique, le désarroi, l’angoisse que peuvent provoquer des situations comme celles auxquelles on a assisté à Valence. Le projet biorégional consiste en une pensée de la politique en tant qu’elle s’intègre au territoire. Il faut penser la politique dans la géographie, à même les bassins versants, la faune, la flore, le littoral, les plateaux, les forêts, etc. Nous devons penser la politique en fonction d’un lieu qu’on habite, à l’échelle d’une communauté que l’on côtoie.


Simon Brunfaut et Pascal Claude, Dans quel monde on vit, RTBF, 9 novembre 2024.

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