Broyer du noir au soleil
En mai, j’ai acheté un plant de basilic prêt-à-manger chez Maxi. Il n’avait jamais vu le soleil, pareil à des milliers, nourri et éclairé au chimique, que de la frime. Dès que je l’ai planté dans un gros pot sur mon balcon, il a explosé et m’a remerciée tout l’été. Je récolterai une immense gerbe avant le gel. Ce basilic voulait vivre ; il n’était tout simplement pas dans l’environnement souhaitable. Il broyait du noir au néon.
Je suis arrivée à la même conclusion me concernant en juin dernier. Je me suis autodiagnostiqué une « dépression souriante » (ou un burn-out, c’est plus chic) depuis des semaines, voire deux mois… Je cochais tous les symptômes, sauf un, le huitième.
— C’est quoi le huitième ? m’a demandé une amie qui tentait de me convaincre d’aller sourire dans une première de film.
— Mon estime de moi est encore bonne…
— C’est super, ça ! Tu vois ?
— C’est super, en effet. Je pourrais me suicider la tête haute.
Les gens férocement positifs me dépriment. Moi, ce qui me fait du bien, ce sont les indignés, les punks et les révoltés, les Pierre Falardeau, André Forcier, Alain Deneault, Dahlia Namian, autrice de La société de provocation, Martine Delvaux, Spike Lee et Slavoj Žižek, un philosophe slovène avec une gueule de novembre qui revendique sa colère, sa tristesse, et attend le soir avec impatience.
« Je suis globalement contre l’idée du bonheur. Je n’ai pas particulièrement envie d’être heureux. Je veux être engagé, ne pas trop souffrir, et que ma vie ait un sens », écrivait Slavoj dans un numéro consacré à la bonne humeur dans le magazine Philosophie, que ma mère m’a offert.
Bon, de là à encourager la dépression et l’été au néon, il y a un pas que je ne franchirai pas. Et je m’en suis sortie plutôt seule, car tout va trop vite. Il faut faire tourner le carrousel coûte que coûte. C’est la spirale étourdissante du grand V, celui de la Vitesse, même en Vacances. Tant pis pour les dépressifs anonymes, les pissenlits de craques de trottoir, les vieux, les malades, les Slovènes et les sans-logis, tout ce qui peut ralentir la course implacable du progrès. C’est « marche, souris pour ton selfie ou crève ! », la loi d’une société dite moderne. Vous m’excuserez si je n’ai pas pris de vos nouvelles.
«Chaque lecture est un acte de résistance. Une lecture bien menée sauve de tout, y compris de soi-même.»
Littérature, confitures et nature
Ma médecin de famille dévouée m’a écrit qu’elle avait été inondée début août par Debby, ses vacances « à l’eau », qu’elle plaçait son père en CHSLD et que la COVID s’était invitée. J’ai trouvé que son cas résumait bien l’époque : climat déréglé, surmenage, vieillissement de la population et pandémie. Le cocktail qui tue. Elle me mentionnait aussi que bon nombre de ses collègues sont en burn-out et larguent des patients.
Je n’ai pas pris de pilules pour me sortir de ma dépression/burn-out. J’ai pris l’été de congé, j’ai débranché tous les écrans (y compris Netflix) pour arrêter le temps. Et ma cure de littérature, de confitures et de nature m’a sauvée avec un grand V.
J’ai lu tout ce qui me tombait sous la main en buvant du thé glacé maison. J’ai plongé avec ravissement dans L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary, acheté à cause de cette citation (page 309) : « Le juste milieu. Quelque part entre s’en foutre et en crever. Entre s’enfermer à double tour et laisser entrer le monde entier. Ne pas se durcir mais ne pas se laisser détruire non plus. Très difficile. » En effet…
Puis, dans l’ordre, j’ai lu la punk du Yukon Emmanuelle Pierrot (La version qui n’intéresse personne), l’émouvant Jean-Philippe Pleau (Rue Duplessis), le balayeur de rue Michel Simonet (Une rose et un balai), la populaire Ashley Audrain (Des murmures), l’Américano-Coréenne Michelle Zauner (Pleurer au supermarché), la captivante Delphine de Vigan (Les enfants sont rois), le nerd Vaclav Smil (How the World Really Works), la lucide Élizabeth Lemay (L’été de la colère) et la sociologue de la pauvreté et de l’exclusion Dahlia Namian (La société de provocation).
Je pourrais vous écrire une chronique sur chacun et chacune ; j’ai tout aimé, romans, récits, essais. Ces écrivains pas du tout vains m’ont sauvée, un mot à la fois. J’ai été un buvard, un plant de basilic qui avait soif de soleil.
Si Norman Cousins (Comment je me suis soigné par le rire) a pu se débarrasser d’une spondylarthrite ankylosante jugée quasi incurable en se bidonnant, les livres peuvent certainement ressusciter une affaissée de la foi. Les libraires sont des pharmaciens de l’âme.
«Les dépressifs sont beaucoup moins dangereux que les névrosés en pleine forme.»
Épidémie de crises
« Combien de vérité peut supporter la fragile âme humaine ? » écrivait Jean Rostand (cité par Christiane Singer dans Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?).
En effet, le déni se loge entre les mots « démocratie » et « dépression ». La crise du climat, la crise du logement, la crise inflationniste, la crise des opioïdes ; à force de multiplier les crises, on finit par intégrer le mot.
Combien de gens, même inconnus, me parlent désormais de leur vague à l’âme ! J’ai même un lecteur qui m’appelle « docteur » chaque semaine. Un éditeur que je ne connais pas me répondait cette semaine par écrit qu’il allait « correct, on va dire » et me mentionnait le burn-out de sa blonde. Tant pis pour le vernis poli et les apparences de jadis.
Autour de moi, les éclopés (de plus en plus nombreux) en parlent ouvertement. Chacun s’échange ses recettes. J’ai même lu dans le livre du Dr Jimmy Mohamed, un doc français médiatisé, que le safran faisait des merveilles contre la dépression. C’est aussi cher qu’un psy, mais peut-être plus efficace.
«Les gens ne font pas semblant d’être déprimés, ils font semblant d’aller bien.»
La vie va vite et nous sommes toujours à un texto du bonheur. « Plus on tente d’économiser du temps par la course effrénée à l’innovation, plus on a le sentiment d’en manquer », fait remarquer Dahlia Namian dans son essai percutant, La société de provocation, un titre piqué à Romain Gary dans Chien blanc.
Nous faisons partie de l’obsolescence programmée devant des robots sans états d’âme qui n’ont pas besoin de bouffer. Ni de basilic, ni de soleil.
Que notre précieux temps…
Josée Blanchette, Le Devoir, 6 septembre 2024.
Photo: Unsplash
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