Ce que les poubelles révèlent de nous
Selon Recyc-Québec, les Québécois ont produit chacun 716 kilos de détritus en 2021 ; c’est 3 % de plus qu’en 2018. Simon Paré-Poupart est éboueur. Il publie Ordures ! Journal d’un vidangeur (Lux), dans lequel il vide son sac à propos de notre relation malsaine avec nos déchets. En voici deux extraits.
La naissance par les sacrements : osti d’câliss !
Je m’étais promis de ne plus sacrer. J’ai des amis pieux, qui sont aussi très pratiquants, et j’avais appris à ne pas les offenser. Je respecte la religion, même si je n’ai pas la foi. Mais quand tu t’éloignes du camion-vidange, que tu te contorsionnes péniblement entre deux autos mal parquées pour tomber sur 18 sacs de résidus de construction de 50 livres… que tu sais que tu vas devoir revenir en contournant les chars sans les accrocher, qu’il te faudra tenir les sacs à bout de bras, loin de ton corps, parce que l’épais qui les a remplis a laissé des clous sur les morceaux de bois… que t’as déjà dans les bras 20 tonnes de chargées ce jour-là… que les sacs risquent de s’éventrer à tout moment… que si tu te blesses, eh bien, ce sera de ta faute, parce que t’auras pas été assez prudent… que s’il y a un dégât, tu en seras responsable, qu’il te faudra ramasser la marde, parce que quoi qu’il arrive, du moment où tu travailles pour une grosse entreprise, personne te backera… quand tu sais que tu ne devrais pas le ramasser, son maudit tas… que le gars dépasse clairement la limite de poids qu’il pouvait mettre au bord du chemin… qu’il aurait dû apporter ça à l’écocentre… quand, à bout de souffle, tu lèves les yeux pour apercevoir dans l’entrebâillement des rideaux le propriétaire qui te surveille, que son regard raconte qu’il s’empressera de porter plainte si tu ne ramasses pas ses sacs, alors, à ce moment-là, c’est plus fort que toi, tu lâches un cri de rage : osti d’câliss !!!
Il te reste au moins ça, sacrer. Ça offense peut-être Dieu, mais pour te libérer du regard ingrat de ce bonhomme, y’a rien de mieux. C’est le manque de considération qui blesse le plus. Y peut ben se cacher derrière ses rideaux fleuris, ce lâche pas même capable de gérer ses déchets de construction convenablement. Y’a rien de pire qu’un sans-dessein qui pète plus haut que le trou. De savoir cet homme négligent, d’entrevoir sa mesquinerie, ça ne m’empêche pas de me sentir comme un poisson vidangeur qu’on crisse — je sacre encore ! — au fond d’un aquarium : je suis la bête insignifiante qui nettoie les vitres afin que des petits-bourgeois puissent admirer leurs poissons exotiques à travers des surfaces immaculées.
L’éboueur est passé, le terrain est nettoyé, l’herbe restera verte, bon débarras ! Voilà ce que ce monsieur s’est dit en refermant ses rideaux. Aucun clou n’a transpercé mes gants, mais je n’ai pas le temps de m’en réjouir. Vingt mètres plus loin, d’autres déchets m’attendent sur le bord du chemin, proprement emballés cette fois, puis, un peu plus loin, un étourdi me court après avec ses sacs, et un autre encore m’interpelle. Il a fait un mille en auto avec ses ordures, angoissé à l’idée de devoir conserver ses déchets chez lui pendant une semaine.
Le vidangeur, c’est le Sisyphe de la société de consommation. C’est un besogneux condamné à ramasser des sacs d’un terrain à un autre, emporté chaque jour par le flot infini des rebuts que nous générons. Sa tâche est à recommencer, sans cesse. Si on ne portait pas ce fardeau, tout s’écroulerait. Ce serait la fête des rats, la puanteur assurée, la peste et le choléra. Georges Bataille avait raison, le trop-plein, cette part maudite de l’abondance, faut pas rester pris avec, oh que non ! Tu le sais quand tu pratiques ce métier. Détruire, c’est ton fardeau, un effort qui amène la sueur sur ton front et la douleur dans ta chair ; le jus de vidange, c’est ton eau bénite, celle avec laquelle on te baptise. Mais c’est en sacrant que tu deviens véritablement vidangeur. La fonction t’habite alors pleinement. Tu comprends que tu n’es plus rien aux yeux des autres, que tu n’as donc plus de preuves à donner à personne. T’es au bas de l’échelle sociale, mais ça te rassure, car tu sais que tu ne pourras pas tomber plus bas. T’es le vestige vivant d’un temps révolu au Québec, celui de l’ouvrier, mais t’es dépourvu de l’aura qu’auraient pu en donner le Survenant de Guèvremont ou les mineurs de Zola. Personne n’écrit de romans sur les vidangeurs. Il ne te reste plus grand-chose, sinon la liberté que te procure une vie dans les marges de la société et, dans mon cas, le plaisir du travail physique. Certains en retirent une fierté, un sentiment de toute-puissance. « Y’a pas grand monde qui serait capable de faire ma job ; icitte, c’est pour les hommes, les vrais ; si y vient en arrière de mon truck, j’le démolis l’osti. » Mais derrière cet orgueil se cache aussi une grande souffrance, une frustration latente, voire une fragilité. D’anciens motards, des dopés, des sportifs désillusionnés, des enfants poqués. La violence, ils l’ont dans le sang et elle refait rapidement surface dans le monde des déchets.
Être vidangeur, c’est justement se faire violence. Le travail impose des cadences et des contraintes physiques dignes des première et deuxième révolutions industrielles. Certains croient chasser le mal qui les habite par le recours au miracle des drogues modernes. Mais ça use, la drogue. Un éboueur a une durée de vie de moins de 10 ans derrière le truck, ai-je entendu dire. Suivre un truck, ça magane. Le corps humain a rarement l’endurance des corps mécaniques. Les meilleurs d’entre nous, on les nomme justement des « machines », parce qu’ils ont la puissance du camion. Mais dépasser la machine, n’est-ce pas déjà ne plus être humain ?
Et si besoin est d’aller à cette cadence, n’est-ce pas parce que nous croulons sous les déchets que produisent d’autres machines à un rythme affolant ? Des marchandises que nous consommons parce que des bateaux, des usines, des avions, des pistons, des ordinateurs, des écrans, des publicités, des téléphones, des messages et des signaux émis par des algorithmes nous poussent à les désirer. Notre civilisation fabrique à une vitesse folle des objets qui font défaut de plus en plus rapidement pour que la roue du commerce tourne sans fin. Le programme : l’obsolescence des marchandises et des humains. Dans la joie, la propreté et l’allégresse.
Il m’arrive de penser que la vérité tient dans cette scène : un monsieur, honnête, qui m’épie par sa fenêtre pour s’assurer que son terrain et sa maison resteront proprets, parce qu’il ne veut pas voir que le vrai visage de son monde, c’est nous, les vidangeurs.
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Les petits enfants et les camions
Concentré, je ne réalise pas vraiment qu’elle me regarde. Et encore moins qu’elle est accompagnée de son enfant. Faut dire que sur le Plateau, à ce moment, la collecte se fait de soir. Avec les autos, les lumières, les vélos, le bruit du camion, la vitesse à laquelle je dois courir, je ne m’attarde pas trop aux piétons. Ce n’est que lorsque la dame et son enfant se plantent devant moi que je m’aperçois qu’ils veulent me parler. Elle me sourit, ça commence bien. Ce n’est ni de l’indifférence ni une autre chialeuse qui veut m’expliquer comment je dois faire ma job.
Non.
Mon regard se porte sur l’enfant qui m’observe, les yeux remplis d’admiration. La mère m’adresse alors la parole : « Vous savez, Monsieur, le rêve de mon enfant c’est d’être comme vous plus tard. » Ma réponse fuse spontanément, sans que j’y pense. Peut-être que, trouvant la dame sympathique, j’essaie de me montrer rassurant ? Je l’ignore. En tout cas, ça a sorti de même, en toute candeur : « Ne vous inquiétez pas Madame, ça va lui passer. »
L’enfant, lorsqu’il aperçoit le vidangeur, parfois même son vidangeur, il tombe en amour. C’est son idole. Impressionné par le camion, il vénère celui qui semble en dompter la force motrice, qui ne craint ni ses rugissements ni sa mâchoire de fer. Le jeune adore le vidangeur comme on a pu admirer jadis le draveur, le bûcheux, il le voit comme un Survenant mélangé à Jos Montferrand et à Louis Cyr. Les enfants capotent sur nous. Ce sont bien les seuls à passer outre la saleté et l’odeur pour nous aimer. Comment cet enfant qui me regarde avec admiration deviendra-t-il l’adulte qui ne me verra même pas ? Ou pire, qui me méprisera ? La socialisation ! Cette transmission de valeurs qui trace en nous lentement mais sûrement une ligne de démarcation entre la décence et l’ordurier. Devenu adulte, ce petit garçon ne rêvera plus aux vidangeurs. Il aura compris que nous appartenons aux immondices, là où il vaut mieux ne pas se trouver.
Le sociologue Luc Boltanski a établi qu’il existait une reproduction sociale des médecins en France. Ce sont les familles et les milieux plus que les choix individuels qui font les médecins. J’ai observé, quant à moi, que les pères alcooliques semblent avoir tendance à engendrer des vocations de vidangeur. En tout cas, je n’ai jamais entendu parler d’un fils de médecin qui serait vidangeur, et encore moins d’un fils de vidangeur qui serait médecin. On vient au monde vidangeur, on le devient rarement. En effet, les vidanges, c’est souvent une affaire de famille. On en est de père en fils, de frères en cousins. Comme si des fratries complètes étaient attachées aux marchepieds des trucks. Il y a des classes sociales propres, immaculées, bienséantes, et d’autres où l’on se destine à la saleté, à l’effort, au manque de distinction.
Prenons par exemple mon chum la Légende (c’est lui qui exige qu’on l’appelle ainsi). Quand il a lâché l’école, son père lui a dit : « Le jeune, si tu vas pas à l’école, tu viens en arrière d’mon truck ! » Il a donc commencé à 16 ans dans le métier. À la dure. C’était un petit bully lorsqu’il était adolescent, un petit baveux arrogant, mais surtout pas mal futé. Né avec une cuillère en argent dans la bouche, il aurait pu pulvériser ses concurrents dans le monde des affaires. Il a la suffisance, la ruse et l’absence de scrupules qu’exige la réussite économique. Mais il est pris dans son milieu. Ses deux sœurs sortent avec des vidangeurs, son père est éboueur, il ramasse lui-même les ordures.
J’ai aussi connu la célèbre mais néanmoins étrange famille Brodeur de Pointe-Calumet. Le père ne s’appelait pas Rock’n roll pour rien. L’homme, un ancien doorman, conduisait des camions sous perfusion, à plus de 70 ans — il était malade, un cancer de la gorge, je crois, et s’administrait un traitement médical pour se soigner. Quand on travaillait avec ce passionné, ça roulait. J’ai battu mes records de tonnage avec lui à Laval. Ses deux fils étaient à son image. Fiers et pas commodes. Le plus vieux se battait sur ses heures de travail. Il était ingérable, mais quelle machine ! Le plus jeune, un grand fouette qui prenait sa force on ne sait où, avançait tellement vite qu’il avait l’air de pousser l’truck. Il travaillait toujours seul. Le doubler (ajouter un helper), ça servait à rien. Anyway, c’était ben trop dangereux. Il lançait les objets dans le camion comme il devait pitcher des trucs dans sa chambre quand il faisait des crises d’enfant. Avec rage et à l’aveuglette. Et tu ne veux pas recevoir dans la face des sacs poubelles de 25 livres. Papy, le paternel de la famille Gratton, conduisait lui aussi passé 70 ans. L’œil vif, cet ancien agriculteur ramassait à Laval. Un jovial, le père Gratton. Un de ses fils, Shoushoune, était helper, et l’autre, Stéphane, chauffait les trucks. Ce dernier m’a confié qu’il était hors de question que ses enfants courent derrière un camion. Il leur souhaitait mieux. Il refusait même que son gars ramasse les poubelles comme job d’été, de peur que le milieu social le contamine. Il se battait contre les puissantes forces qui attachaient sa famille au monde ouvrier. Mais on ne rompt pas facilement ces liens.
La socialisation… C’est ce qui t’apprend que vidangeur, c’est un métier de marde aux yeux des autres, qu’une fois dedans, tu deviens une sorte de paria. Mais c’est aussi ce qui t’apprend à résister, à rejeter cette identité qu’on t’impose de l’extérieur. Parfois par choix, souvent simplement par fierté. Les vidangeurs assument pour la plupart leur position sociale. Peu d’entre eux ont terminé leur secondaire, mais ils ne sont pas idiots pour autant. Ils comprennent qu’ils ne sont pas médecins, mais savent au fond d’eux-mêmes que dans d’autres circonstances, ils auraient pu l’être.
Le vidangeur vit aux marges de la société. C’est un anticonformiste par la force des choses. Un rebelle sans cause, chaotique, pathétique, farouchement indépendant, image inversée de la normalité. Peut-être est-ce ce désordre qui fascine tant les enfants. En tout cas, moi qui ai fait des études, qui suis devenu vidangeur par choix, par adhésion, en toute conscience, c’est ce que j’admire chez ces gars-là. Depuis plus de 20 ans.
Simon Paré-Poupart, L’Actualité, 4 septembre 2024.