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Montage graphique montrant le titre de l'article sur la couverture d'un livre.
23 septembre 2024

Quelque chose de grave se passe dans le ciel

Pourquoi il faut prendre au sérieux les fantasmes de complot sur le climat

 

Nous avons déjà beaucoup parlé de du livre Q comme qomplot de l’auteur anonyme italien Wu Ming 1 [1]. Cette enquête politico-littéraire magistrale constitue certainement l’une des meilleures analyses du phénomène complotiste et de la manière dont il soutient in fine l’ordre dominant et paranoïaque du monde. Quelque chose de grave se passe dans le ciel est en quelques sortes un chapitre « bonus » qui propose de « prendre au sérieux les fantasmes de complot sur le climat ». D’abord paru en italie sur le site Internazionale.it, il a été traduit en français et publié à quelques centaines d’exemplaires sous la forme d’une petite édition papier pirate. La voici désormais accessible à tous et sur les écrans.

 

Décembre 2023. Après des au revoir bâclés avec un physicien du CNRS, passionné de fragments d’os, de peinture et d’objets célestes, qui achevait de nous faire l’interprétation d’une carte astrale, nous devons nous mettre à courir à travers un Paris pluvieux et froid pour rejoindre le quartier de Saint-Denis… Ce soir-là, une des dernières présentations publiques du livre Q comme Qomplot par son auteur Wu Ming 1 (qui, nous l’apprendrons plus tard, en était à sa 110e rencontre !) se tient à 18h à l’Université Paris 8. À peine assis et encore essoufflés par notre course que la présentation commence. Il faut bien avouer que durant pas moins de deux heures, ce qui s’apparenta rapidement à une histoire contée au coin du feu – avec bonne humeur et humour – nous captiva et nous tint dans un certain enthousiasme !

Une histoire d’avion et de nuages, de biais cognitifs et de sublime dynamique, de littérature et de complots, de laquelle nous ressortions avec la confirmation qu’il se trouvait chez ces auteurs-là décidément beaucoup d’intuition. Mordus par le bouquin et convaincus de sa pertinence mais conscients que son épaisseur saurait en dissuader plus d’un.e, nous décidons d’écrire à l’auteur pour lui signifier notre envie d’éditer sa conférence sur un petit format afin d’en partager le plus possible les idées, à l’image d’un de ses précédents textes qui l’avait été par des amis Lillois. Wu Ming 1 nous renvoya à un article qu’il venait d’écrire sur le site Internazionale.it. En voici la traduction.

PARTIE I

Dans les premiers jours de mai 2023, et de nouveau deux semaines plus tard, de violents orages se sont abattus sur l’est de l’Émilie Romagne. Précédées d’une longue période de sécheresse, les fortes pluies prennent la population de court.
Dès les premières heures, le territoire se révèle incapable de résister au choc. Les rivières et les torrents descendant de l’Apennin – Idice, Lamone, Montone, Santerno, Savena, Senio, Sillaro et d’autres – enflent et enjambent leurs berges, balayant tout sur leur passage.

L’Apennin lui-même se désintègre : près de trois cents glissements de terrain emportent crêtes et coteaux, isolent des villages entiers. Des versants comme dissous viennent s’ajouter aux torrents d’eau qui déferlent sur la plaine entre Bologne et la mer : routes, voies ferrées, zones industrielles, centres-villes, tout est rapidement asphyxié par la boue. Au retour du soleil, on compte dix-sept morts, soixante mille personnes évacuées et des dommages s’évaluant à plusieurs milliards d’euros.

La fange, le ciment et les ragondins{{}}

Le terme « boue » n’est pas assez parlant pour se figurer ce qui recouvre alors la plaine, ces amas tirant entre le verdâtre et l’orange, mélange d’excréments et de déchets toxiques puant à s’en étouffer : plus qu’une simple crue, l’eau avait rencontré l’urbanisation sauvage de la troisième région la plus bétonnée d’Italie.

Car en dépit d’une auto-narration historique triomphaliste, la région d’Émilie-Romagne est en réalité composée de territoires très fragiles. Les Appenins forment un paysage de sommets anciens et érodés dont la vallée, principalement alluviale [2], est le résultat de grands travaux d’assèchement et de bonification [3].

Si la plaine reste hors de l’eau c’est uniquement grâce à l’oeuvre de centaines de pompes hydrauliques et à la construction de milliers de kilomètres de canaux. Sur une terre aussi vulnérable, nous devrions construire avec prudence et parcimonie. Mais c’est exactement le contraire qui est fait.

En 2017, la région s’est bien dotée d’une loi contre l’artificialisation des terres, laquelle doit entrer en vigueur en 2024 après avoir été maintes fois reportée. Mais la loi [4], largement critiquée par nombre de spécialistes [5], favorisa en définitive un phénomène qu’elle prétendait combattre.

* * *
Un hectare de terre libre peut absorber jusqu’à 3 750 tonnes d’eau. Une eau qui en s’infiltrant s’en va rejoindre les nappes souterraines. Sur une dalle en béton ou une route en asphalte, l’eau rebondit et accélère sa course. Mais le problème ne se limite pas à ça. Dans le sprawl [6] émilien-romagnol, l’eau a fait sauter les canalisations d’eaux usées, débordé les égouts, renversé les bennes à ordures, traversé des décharges, détruit des maisons, des usines, des magasins, des distributeurs, des garages et des entrepôts, emportant avec elle des substances nocives telles que des détergents, des cosmétiques, des engrais, des pesticides, des tonnes de plastique et, en traversant des élevages intensifs, charrié des animaux noyés…

L’amas de ces bombes chimiques et bactériologiques stagna pendant plusieurs jours. Conselice, dans la province de Ravenne, devint la ville symbole de la catastrophe : elle resta envahie par ces effluents pendant deux semaines et l’odeur nauséeuse qui en émanait était perceptible à des kilomètres à la ronde.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,Comme afin de la cuire à point,Et de rendre au centuple à la grande NatureTout ce qu’ensemble elle avait joint.

« Une charogne », Baudelaire

Une fois que la boue a pu être évacuée – dans l’Adriatique, pouvait-il en être autrement ?! – et que les rues furent à nouveau sèches, les éventuels effets sur l’environnement et la santé ne furent plus discutés. Le sujet disparut du discours public.

Les causes de ce genre de catastrophes sont connues. Le réchauffement climatique provoque une alternance de périodes de sécheresse et de fortes pluies, le fameux climate whiplash – le coup de fouet climatique. Dans le même temps, les inondations et les destructions sont le résultat de politiques qui défigurent le territoire depuis plus d’un demi-siècle, à commencer par les cours d’eau, déviés, artificialisés, amputés de leurs courbes, privés de leurs possibilités d’expansion au profit du béton. Les images de la Ravone – cette rivière canalisée et enterrée et qui, gonflée par les fortes pluies, repris possession de la via Saffi, une des artères principales de Bologne – en sont une bonne illustration.

Les forêts riveraines, censées préserver l’intégrité des digues et capter l’excès d’eau ont été et continuent d’être détruites à coup de bulldozers et de tronçonneuses [7]. En outre, des habitudes en apparence banales, axées sur la propreté et typiques des administrations locales, se révèlent catastrophiques. Même en pleine sécheresse, l’herbe des parcs, des prairies, le long des routes, sur les bords des fossés et des digues est fauchée presque à ras. L’herbe haute est considérée comme un symptôme de dégradation. Mais le sol, exposé au soleil ardent, surchauffe, se dessèche et meurt.

Que cette soit-disant locomotive de l’Italie, région vertueuse qui se vante chaque jour de son excellence soit mise à genoux fit du bruit.

Bien que le président Stefano Bonaccini [8] se soit évertué à répéter que « ce n’était pas le moment des polémiques », des voix autorisées se sont élevées pour dénoncer l’état du territoire sous tous ses angles : urbanistes, géologues, géographes, biologistes, historiens s’accordent à dire que le problème est profond. Des voix qui viennent de l’Institut Supérieur de Recherche Environnementale, du Conseil National de la Recherche, des comités scientifiques, des associations environnementalistes historiques. Le CNR de Bologne lança même un « appel sur la crise éco-climatique mondiale [9] » qui en peu de temps recueillit plus d’un millier de signatures.

Mais les administrateurs locaux n’ont prêté aucune attention à ces voix. Non seulement ils n’ont pas pris leurs responsabilités, mais ils ont mis en circulation des récits de diversion centrés sur des boucs émissaires.

Le maire de Ravenne, Michele De Pascale, reporta la faute des inondations sur les ragondins [10], coupables de creuser leurs terriers dans les digues, et sur de prétendus écologistes qui auraient empêché qu’on les abatte et lui auraient envoyé des menaces de morts. Les ragondins sont des rongeurs semi-aquatiques importés d’Amérique du Sud dans les années 1960 pour fabriquer des manteaux de fourrure mais, l’affaire ayant mal tourné, les fermes ont été abandonnées et les « myopotames », eux, se sont échappés par milliers. Aujourd’hui, les ragondins sont des millions, ils peuplent chaque rivière et canal italien, ils sont partout en Europe. Il y a donc un noyau évident de vérité : les ragondins prolifèrent et détruisent les berges, mais dans l’ensemble des processus décrits jusqu’ici, ils ont un rôle secondaire et ne sont certainement pas responsables de l’étalement urbain, ni de l’état dans lequel la pluie trouve le territoire.

En ce qui concerne les écologistes, De Pascale est connu pour son indifférence envers leurs critiques. Il a favorisé l’installation en mer d’un terminal gazier [11] d’un milliard d’euros face à la ville et « défend bec et ongles – comme le souligne le mouvement civique Ravenne in comune – chaque nouveau permis de construire que sa municipalité distribue comme du riz aux mariages [12] ». D’ailleurs, la commune de Ravenne détient le record régional de consommation de sol : en 2021, 69 hectares supplémentaires ont disparu, pour un total de plus de 7 000 hectares de sol artificialisés. Si De Pascale n’a pas fait abattre les ragondins, ce n’est certainement pas par crainte de prétendus écologistes : avant lui, le maire de Massalombarda, Daniele Bassi, avait pointé du doigt les blaireaux.

Comme on peut le voir, dans la phase initiale de l’événement, les narrations détournantes sont venues du haut vers le bas : ce sont des représentants des institutions qui les ont introduites dans le cycle médiatique. Dès lors, avec de tels exemples, peut-on vraiment blâmer ces nombreux citoyens ordinaires d’avoir, dans le même temps, commencé à faire « leurs propres recherches [13] » sur Internet ?

L’avion de Red Ronnie

En Émilie-Romagne, à peine la pluie s’est-elle arrêtée que dans les discussions et sur les réseaux sociaux commence à circuler l’histoire d’un « avion mystérieux ». Le 14 mai 2023, un bimoteur aurait survolé longuement les zones touchées plus tard par les inondations, en particulier les environs de Cesena, effectuant des « manoeuvres étranges », changeant de trajectoire plusieurs fois, comme s’il reliait des points invisibles dans le ciel.

Le mystère devient suspicion, puis certitude : cet avion avait dispersé des substances chimiques dans les nuages dans le but de provoquer les pluies des jours suivants. Un autre coup de force d’une présumée guerre climatique en cours, conduite par des pouvoirs occultes contre l’Occident, pour nourrir la conviction que le réchauffement climatique était causé par notre style de vie, qu’il nous faudrait par conséquent changer, abaissant pour ce faire les défenses de notre civilisation.

Au cours de l’année 2022-2023, ces « avions mystérieux » auraient été repérés dans différentes parties du monde, toujours à la suite de déluges orageux, de tempêtes et d’inondations, comme en Australie au printemps 2022 [14] et en Nouvelle-Zélande [15] en hiver 2023. Avant encore, en 2014-2015, ils avaient été repérés en Californie [16] bien que, dans ce cas, leur mission présumée n’était pas de provoquer des inondations mais, au contraire, une sécheresse.

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Quelqu’un identifia l’avion qui avait survolé la région sur les sites Flightradar24 et FlightAware et découvrit qu’il s’agissait d’un Beechcraft Super King Air B200 de la compagnie française Aéro Sotravia, immatriculé F-GJFA. Ce jour-là, l’avion a décollé à 12h12 d’Ancona sur la côte Adriatique, puis a suivi des trajectoires compliquées au-dessus de la Romagne, pour atterrir finalement à Bologne à 18h.

Chaque détail sur le vol était disponible depuis le début. Pour en découvrir le but, il aurait suffi d’un petit effort, mais aucune des personnes qui parlaient de guerre climatique sur internet n’eut visiblement envie de le faire. Sans doute est-il plus facile, plus aérodynamique, de sauter aux conclusions, de prendre des raccourcis là où la pensée rencontre moins de frictions, de se laisser aller aux impulsions des biais cognitifs [17].

Considérons par exemple le biais d’intentionnalité, selon lequel chaque événement serait le résultat direct d’une action préméditée : s’il y a des inondations, cela signifie que quelqu’un a voulu que les inondations aient lieu. Ce biais fonctionne souvent avec le biais de proportionnalité : si l’événement a des conséquences à grande échelle, c’est qu’il doit avoir une cause pensée à une grande échelle. Il y aussi l’effet de primauté : la première information sera celle retenue, surtout si elle titille les autres biais.

Le biais de disponibilité, quant à lui, nous donne tendance à considérer comme plus importante une cause simple dont nous pouvons nous rappeler plus facilement, autrement dit c’est un raisonnement immédiatement disponible dans la mémoire, plus facile à trouver qu’une information nouvelle.

Lorsque dans les premières heures de la catastrophe les politiciens désignent les ragondins, les blaireaux ou encore l’infortune comme responsables, les autorités créent un vide de sens. Un vide que « l’avion mystérieux » a dès lors facilement rempli.

On se rappelle plus facilement d’un avion que de tout le réseau complexe de causes concernant le changement climatique, la sécheresse et les inondations. À ce moment le biais de confirmation entre en jeu : une fois qu’une idée est formée, il est plus facile de rejeter ou minimiser toute source qui la remet en question.

Il y a beaucoup, beaucoup d’autres biais cognitifs, et chacun d’eux en entraîne de nombreux autres ; y résister est difficile. Établir un lien entre l’inondation et le centre commercial près de chez soi, les maisons en rang d’oignons qui l’entourent, le nouveau parking qui est si pratique, le bruit des tronçonneuses et débroussailleuses qui s’insinue parfois par la fenêtre, les panaches de fumée qui s’échappent des cheminées, demande un effort. Ce n’est pas immédiat, il faut y réfléchir, penser intensément à tout cela et relier tous les points de manière facilement représentable.

Il est plus facile d’imaginer le grand complot secret que de concevoir les multiples flux, projets, processus, intérêts, automatismes, habitudes et impulsions inertielles qui animent le capitalisme chaque jour [18].

L’histoire de « l’avion mystérieux » est rapidement reprise et relancée par Gabriele Ansaloni, alias Red Ronnie, journaliste et animateur de télévision autrefois proche du centre-droit et aujourd’hui mis à l’écart à cause de ses théories hasardeuses [19] et de ses blagues et imitations douteuses.

Le 18 mai, Ansaloni publie une vidéo intitulée « Bologne aujourd’hui, il ne pleut pas. Mais qui a provoqué ce désastre ? Mystérieux vol persistant d’un avion [20] ». L’écran y est divisé en deux, à gauche une capture d’écran du site Flightradar24 : date, type d’avion, altitude, trajectoire en bleu sur une carte, à droite l’avenue Independenza, à Bologne, filmée par Anseloni en train de marcher et de demander : « Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi cet avion a fait tout ce parcours ? Je ne sais pas, attention, je ne pense pas à mal, mais si quelqu’un a la réponse, j’en serais très heureux, même juste pour faire taire tous ces complotistes qui nous disent que les traînées chimiques existent. Le même phénomène a pu être observé dans les Marches, ou en Ombrie, je ne me souviens plus, un avion faisant beaucoup de cercles dans un ciel avant qu’il n’y ait des inondations… Il y en a manifestement quelques-uns clairement de mauvaise foi qui insinuent qu’en Turquie des éclairs incroyables auraient été aperçus avant le tremblement de terre… »

Puis l’extrait se poursuit avec de supposées captations du ciel précédant le tremblement de terre. La vidéo est vue plus d’une centaine de milliers de fois. Et à travers sa diffusion massive, bien que momentanée, le fantasme de complot sort de sa niche.

Malgré ses détracteurs qui rebaptisent ironiquement le bimoteur « l’avion de Red Ronnie », l’idée fait son chemin. Même l’écrivain et chroniqueur Stefano Massini, dans un monologue lors de l’émission Piazzapulita sur La 7 [21], semble faire des allusions à l’avion mystérieux, et relier les inondations à la technique de l’ensemencement des nuages : « À chaque fois que je pense à ces images terrifiantes qui nous parviennent, comme ici, en Émilie-Romagne, je ne peux m’empêcher de penser à cette planète Terre, utilisée par nous les hommes comme un jouet, où l’homme s’est persuadé qu’il réussirait comme Dieu à contrôler le climat, et, en bombardant les nuages, à décider s’il devait pleuvoir ou non ».

Pendant ce temps, une autre explication arrive, quelqu’un l’écrit même dans les commentaires de la vidéo de Red Ronnie : le B200 est en réalité l’avion qui suit le Giro d’Italia, l’une des courses cyclistes les plus populaires au monde. L’appareil sert de pont radio pour la rediffusion en direct. Il permet à toutes les équipes de télévision suivant la course – quads, camions, motos, hélicoptères – de communiquer entre elles.

Le 14 mai, la neuvième étape a lieu précisément en Romagne. Et l’avion, parce qu’il est beaucoup plus rapide que les équipes au sol, est constamment contraint de revenir sur lui-même pour recevoir et transmettre les signaux. Il n’y avait donc pas de mystère à ce sujet. Mais ceux qui croyaient que les inondations en Romagne avaient été causées par l’ensemencement de nuages incorporaient simplement l’explication dans leur fantasmagorie de complot. À présent, le biais appelé intensification de l’engagement intervient, poussant à maintenir sa position contre toute évidence. Admettre avoir pris une position incorrecte coûte un effort cognitif, surtout si l’on s’est exprimé publiquement avec des tonalités drastiques sur les médias sociaux. Ceux qui ont soutenu la thèse des inondations provoquées par la modification des nuages l’intègrent dans leur fantasme de complot : la tâche de servir de pont radio pour le Giro est simplement « une excellente couverture ».

Mais alors, pourquoi est-il si facile de penser à un avion ? Pourquoi cette narration sur l’ensemencement de nuages est-elle si populaire ? Pourquoi devient-elle virale si souvent ? L’une des premières raisons est que ce fantasme de complot a quelques noyaux de vérité.

Cloud seeding et guerre climatique

La technique de l’ensemencement des nuages est développée aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. En 1946, des scientifiques du laboratoire de recherche de l’entreprise General Electric tentent de premières expérimentations dans le ciel de Schenectady, dans l’État de New York. L’idée est de pousser artificiellement l’eau des nuages à se transformer en pluie ou en neige. Les premiers essais se font avec des particules de neige carbonique aussi appelée glace sèche. Puis Bernard Vonnegut, un des scientifiques impliqués, découvre que la diffusion de particules d’iodure d’argent était – du moins en apparence – plus efficace. Son frère, Kurt, employé au service presse de General Electric, deviendra plus tard un célèbre écrivain de science-fiction. La manière dont les expériences de Bernard sur l’ensemencement des nuages ont influencé la science-fiction de son frère est racontée dans un brillant livre intitulé The Brothers Vonnegut : Science and Fiction in the House of Magic de Ginger Strand [22].

Or, nous sommes en 1946, la bombe atomique a été larguée un an auparavant et l’armée américaine s’imagine mettre la main sur une arme encore plus puissante : le contrôle du climat [23]. Le programme passe sous la tutelle de l’armée américaine et devient le projet Cirrus. De plus en plus mal à l’aise avec la finalité du programme Bernard Vonnegut, qui comme son frère avait été élevé dans des valeurs pacifistes, finit par démissionner.

L’armée poursuit néanmoins ses recherches et la technique est finalement utilisée comme arme pendant la guerre du Vietnam. Durant la bien nommée Opération Popeye, qui se déroule de mars 1967 à juillet 1972, l’US Air Force disperse à plus de 2 200 reprises de l’iodure d’argent dans les nuages dans l’espoir de prolonger la saison des moussons et ainsi saboter les efforts de guerre des forces nord-vietnamiennes. Révélés à la suite des « Pentagon Papers [24] », le programme et l’opération sont abandonnés suite à l’indignation qu’ils provoquent. Au final, l’efficacité de la technique n’aura jamais été prouvée… et c’est peut-être bien là un des problèmes.

Dans l’atmosphère, il n’est pas possible de réaliser des expériences contrôlées en changeant une variable à la fois. On ne peut pas affirmer avec certitude ce qui se serait passé dans une certaine zone si les nuages n’avaient pas été ensemencés. Ainsi, il n’y a pas moyen d’établir un lien de cause à effet entre la modification des nuages et les précipitations. C’est pourquoi, près de quatre-vingts ans après les premières expériences, des doutes subsistent quant à l’efficacité de cette technique.

Quoi qu’il en soit, à la fin des années cinquante, le battage médiatique né des premières expérimentations avait bien diminué. Il était devenu évident que les résultats réels, s’il y en avait, étaient très en deçà des attentes. Le fameux Deus Ex Machina tant espéré n’advint finalement pas, l’enthousiasme finit par s’évanouir. Globalement décevante, la technique continue néanmoins d’être utilisée, en Europe, aux États-Unis, et plus fréquemment en Chine et aux Émirats arabes unis [25]. Mais ce n’est pas l’outil miraculeux imaginé à l’époque, encore moins l’arme superpuissante rêvée par le Pentagone.

Éteindre les incendies, rendre les déserts fertiles, plier les ouragans à notre volonté… Les chroniques de ces années devraient, comme on dit, parler d’elles-mêmes : nous sommes plus que jamais à la merci des éléments. Cependant, les fantasmes de complot, réversibles et polyvalents, s’adaptent à tout ce qui se passe : en cas de sécheresse et d’incendies, cela signifie qu’on a ensemencé les nuages pour empêcher la pluie. Lorsqu’il y a des pluies torrentielles et des typhons, on a ensemencé pour faire pleuvoir.

Noyaux de vérité

Le terme « vérité » peut faire peur, étant donné les siècles de débats philosophiques et éthiques qui l’entourent. Mais la vérité dont nous parlons est relative, observée d’un point de vue particulier. Les noyaux de vérité sont des éléments que ceux qui critiquent le capitalisme peuvent reconnaître comme faisant partie de leur expérience et de leur vision du monde. À partir de là, il est possible d’établir un contact avec ceux qui croient aux fantasmes de complot et de chercher un terrain d’entente, sans paternalisme ni complexe de supériorité, sans le désir de discréditer typique des debunkers [26]. L’expression « noyaux de vérité » désigne l’ensemble des prémisses que nous acceptons comme plausibles, sur la base desquelles nous pouvons interagir avec ceux qui croient aux fantasmes de complot.

Les fantasmes de complot sur la guerre climatique ont un noyau de vérité ; en fait, ils en ont même plusieurs. Commençons par le plus évident : si les militaires pouvaient contrôler le climat avec une super arme, ils le feraient sans hésiter. Les militaires rêvent et ont rêvé de contrôler les événements météorologiques. Ils l’ont prouvé, même si on ne sait pas vraiment avec quelle réussite. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ont perdu la guerre du Vietnam.

Cette prise de conscience a inspiré l’Enmod [27], la Convention sur la modification de l’environnement, dont le nom complet est la « Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou à toute autre fin hostile ». En vigueur depuis 1978, elle compte 78 pays membres.

Mais les fantasmes de complot surestiment l’ensemencement des nuages et la capacité des puissants à l’utiliser à leur guise car ils surestiment les puissants, célébrant de manière oblique leur génie, leur infaillibilité et leur capacité à prévoir chaque événement.

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Quels problèmes pose un fantasme comme celui de l’avion mystérieux à ceux qui, au milieu de la crise climatique, luttent pour l’environnement, la préservation des sols et le soin du territoire ?
La guerre climatique, par le biais de la modification des nuages, s’inscrit dans un ensemble que je propose d’appeler « fantasmes de complot sur le climat de deuxième génération ».

La première génération de fantasmes de complot sur le changement climatique est généralement appelée le déni. Ces fantasmes de complot de première génération nient le changement climatique en cours, ils sont marqués par le négationnisme, un concept que je préfère cependant ne pas trop utiliser, car il a des usages trop étendus et est désormais facilement jeté comme une insulte à tout adversaire idéologique. Des exemples en sont l’accusation d’être négationnistes des massacres des foibe [28] à l’encontre d’historiens, et celle, dirigée contre ceux qui critiquaient la gestion de la pandémie, d’être des négationnistes du covid.

Si les fantasmes de complot classiques voient les pouvoirs occultes conspirer pour nous faire croire à un changement climatique inexistant, ou du moins non causé par l’activité humaine, ceux qui ont émergé récemment reconnaissent qu’il se passe quelque chose d’énorme, que le climat a changé, et ils pointent du doigt des causes anthropiques. Nous devons reconnaître qu’un pas en avant a été fait.

Le problème est que sous l’action de divers préjugés et d’un manque d’idées claires sur comment fonctionne le capitalisme, des causes fictives sont dénoncées, ou des co-causes mais de très faible importance.

Tout avion pollue et modifie le climat avec ses émissions de CO2, indépendamment de ce qu’il pulvérise dans les nuages. De plus, les opérations de modification des nuages sont minimes par rapport à l’ampleur du phénomène : environ 200 000 vols sont enregistrés chaque jour. Le trafic aérien est responsable de 3,5 % des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale.

Si ces fantasmes pointent du doigt des détails erronés, la direction dans laquelle ils tendent le bras est correcte, car l’intuition de départ est juste : quelque chose de grave se passe dans le ciel. En acceptant d’aller plus loin qu’un simple debunking, nous pouvons aussi y trouver des mises en garde contre des dangers réellement menaçants.

Albédo et dioxyde de soufre

La géo-ingénierie solaire, technologie dont la finalité vise à réduire l’impact des rayons solaires sur la planète et à atténuer le réchauffement climatique, est sans aucun doute l’un de ces dangers. La technique la plus souvent évoquée consiste en l’injection d’aérosols dans la stratosphère afin d’obtenir une augmentation de l’albédo [29] et un obscurcissement global de sa surface. L’objectif est d’obtenir à force d’avions, de ballons stratosphériques ou de fusées ce qui se produit après de grandes éruptions volcaniques, comme celle du Krakatoa en Indonésie en 1883, ou celle du Pinatubo aux Philippines en 1991. Autrement dit, l’idée est de suffisamment saturer la stratosphère en dioxyde de soufre pour renvoyer les rayonnements solaires vers l’espace, ce qui ferait baisser la température moyenne de la planète de quelques degrés, pendant des périodes variables d’un à trois ans.

La proposition soulève un grand nombre de questions scientifiques, éthiques et politiques. Revenons au problème qui rend difficile l’évaluation des effets de l’ensemencement des nuages : il est impossible de réaliser des expériences contrôlées dans l’atmosphère. Il est impossible de prédire les effets secondaires sur le climat, les océans, la vie. Le dioxyde de soufre a une longue histoire de conséquences sur l’environnement, et il est établi depuis des décennies qu’il provoque des pluies acides.

En 1974, Roberto Roversi intitule l’un de ses textes écrits pour une chanson de Lucio Dalla « Anidride solforosa [30] ». Ce titre deviendra celui du deuxième album qu’ils réalisent ensemble. Dans la chanson, la mare « si scuote da fare pena, il patrimonio forestale in distruzione, percentuali di particelle solide presenti nell’atmosfera / tutti i dati raccolti sono trasmessi all’elaboratore. Elaboratore che ha per sorte / di aiutare l’uomo a vincere la morte e saprà dirci quante volte fare l’amore / e quante volte i fiumi in Italia traboccano [31] ».

L’idée que nous pourrions nous en tirer par des moyens technologiques et continuer notre routine quotidienne est une illusion et une diversion. C’est le piège du « solutionnisme technologique », comme l’a défini le chercheur Evgeny Morozov. La géo-ingénierie, l’intelligence artificielle générative, les voitures électriques, présentés comme des « phare d’espoir » pour un avenir « climate-smart et sustenable [32] », ne font que détourner notre attention de la lutte pour des solutions réelles, structurelles, basées sur la compréhension des causes et sur la prise de conscience que ce mode de production nous met en danger.

Il y a encore quelques années, on craignait que des nations individuelles lancent des programmes de géo-ingénierie de manière unilatérale [33]. Aujourd’hui, une autre crainte s’est ajoutée à celle-ci : que des acteurs privés le fassent, qu’il s’agisse de l’Elon Musk du coin ou du dernier des charlatans. Ginger Strand raconte que dans les années 40, après la parution d’articles sur l’ensemencement des nuages, les États-Unis se remplirent soudainement de « faiseurs de pluie ». Tout bon vendeur capable de se procurer un avion et un peu de glace sèche montait une entreprise et proposait ses services aux agriculteurs ou à toute autre personne touchée par la sécheresse. Un incident récent montre que nous pourrions nous retrouver dans une situation similaire.

À l’automne 2022, la start-up américaine Make Sunsets lance depuis la Baja California au Mexique deux ballons remplis de dioxyde de soufre. Le fondateur Luke Iseman déclare avoir déjà effectué 33 lancements [34], financés en vendant aux clients des « crédits de refroidissement ». L’alarme suscitée et les critiques du monde scientifique poussent le ministère de l’Environnement mexicain à interdire toute expérience de géo-ingénierie dans le pays [35].

Pour l’instant, la quantité de dioxyde de soufre libérée par Make Sunsets, selon les dires d’Iseman, est négligeable, avec seulement quelques grammes par ballon. Cette quantité est aussi minime par rapport aux dizaines de millions de tonnes de CO2 émises chaque année par les usines, les centrales électriques, les moteurs à combustion, etc. Mais justement, l’absence totale de réglementation dans la majorité des autres pays du globe (dont la France [36]) pose question : aujourd’hui, n’importe qui pourrait lancer son propre programme de géo-ingénierie solaire et de crédits de refroidissement. Et si au lieu d’une start-up aux moyens limités l’idée venait à Elon Musk ou Jeff Bezos, à ExxonMobil ou Chevron, à un oligarque russe ou à un magnat chinois ?

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Les fantasmes de complot sur le climat de deuxième génération, bien que déformés, nous parlent de ces risques. Il ne faut pas les confondre avec le négationnisme ni les minimiser comme de simples fabulations excentriques : il est nécessaire de savoir les lire et les écouter, sans pour autant les encourager, car elles restent nocives à plusieurs niveaux. En indiquant incorrectement les causes et les coupables, elles déplacent l’attention – la ressource la plus disputée aujourd’hui – et ont une fonction de diversion. En même temps, ces histoires mettent en difficulté ceux qui traitent les mêmes sujets avec plus de rigueur.

Si vous faites remarquer que l’ensemencement de nuages a réellement été utilisé à des fins militaires, qu’il est toujours utilisé bien que ses conséquences soient aléatoires, que son utilisation militaire est interdite par une convention internationale spécifique, que cela signifie donc que c’est une technologie qui présente un risque plausible, que la géo-ingénierie solaire implique des opérations très similaires à cette dernière et qu’elle représente également un danger réel, on risque facilement de vous traiter de complotiste et de vous comparer à Red Ronnie. Il n’y a donc pas d’autre possibilité que de reconnaître ces fantasmes et d’y faire face. Car comme l’écrit Naomi Klein dans son dernier livre, ceux qui y croient et les propagent sont nos dopplegängers.

PARTIE II

Prenons un instant pour regarder combien ces traînées blanches dans le ciel sont nombreuses. Souvent, elles se rejoignent et se croisent, traçant les lignes d’une grille vaporeuse dans une grande partie du ciel, parfois presque d’un horizon à l’autre. En a-t-on toujours vu autant ? Cet exercice mental pourrait être utile si on se mettait à interpréter ces traces comme symboles. Selon le dictionnaire De Mauro, un symbole « évoque ou représente, par convention ou par association naturelle d’idées, un concept abstrait, une condition, une situation, une réalité plus vaste ».

Les traînées blanches sont des nuages. Elles se forment par la condensation de la vapeur d’eau présente dans les gaz d’échappement des avions. Leur nombre a augmenté car, au cours des trente dernières années, avec le succès des vols à bas coût, le trafic aérien a quadruplé. Avec cela, les émissions de gaz à effet de serre et de substances polluantes ont augmenté, avec des conséquences sur le territoire : plus de trafic aérien signifie la construction de nouveaux aéroports, l’agrandissement de ceux existant, la création de pôles logistiques ainsi que des opérations immobilières stimulées par la bulle touristique.

Il y a eu une pause en 2020, lorsque, suite aux mesures prises pour lutter contre la pandémie de Covid-19, les vols commerciaux internationaux ont diminué de 75,6 % ; mais depuis, le trafic est déjà revenu aux niveaux de 2019. En Italie, il les a même dépassés. Le croisement dense des traînées est une image puissante. Elle pourrait être utile si nous l’utilisions comme symbole. Mais nous ne le pouvons pas, car si vous pointez les traînées, vous passez pour crédule, voire fou, vous êtes coupable par association, vous êtes « comme les complotistes », c’est à dire comme ces personnes pour qui les traînées ne signalent pas un problème mais sont le problème. Parfois, un symbole remplace la réalité plus vaste qu’il devrait évoquer. En d’autres termes, un symptôme est pris pour le mal. Lorsque cela se produit, il est inévitable de poser un mauvais diagnostic. Selon les fantasmes de complot sur les « chemtrails », chaque jour, des milliers d’avions, suivant les lignes d’une conspiration planétaire, répandent dans l’atmosphère des mélanges de substances toxiques, de métaux lourds, de sulfates et qui sait quoi d’autre encore. Nos conceptions, nos humeurs et nos sentiments, des acouphènes jusqu’à cette patine blanche qui recouvre parfois la langue seraient causés par ce substances répandues dans le ciel, en plein jour. L’intention diverge selon la version de l’histoire : mener des expériences sur la population, la maintenir constamment malade et affaiblie, créer une « ceinture chimique psychoactive » au-dessus de nos têtes pour contrôler nos esprits, etc.

D’ailleurs, lorsque que l’on parcourt les sites web dédiés aux chemtrails on y aperçoit des photos magnifiques du ciel. Des personnes passent leurs journées à prendre des photographies de ces grandes traînées, elles apprécient esthétiquement ce qu’elles dénoncent.

Les fantasmes conspirationnistes souffrent d’une forme d’asymbolie – l’incapacité à comprendre les valeurs symboliques ou les significations figuratives des discours, des actions et des comportements. Quand d’aucuns disent que les gouvernements et les maîtres « sucent notre sang », il s’agit d’une métaphore. Mais selon les adeptes du fantasme du complot tels que QAnon, les puissants boivent réellement du sang.

Chez l’individu, l’asymbolie a souvent des causes neurologiques. Comme il est impossible que tous les membres des communautés nées autour des fantasmes du complot aient des problèmes neurologiques, il faudra parler d’une forme culturelle d’asymbolie, créée par l’échange de messages et l’imitation mutuelle, dans des contextes fortement influencés par certains biais, préjugés et erreurs de raisonnement.

L’angle mort des fantasmes conspirationnistes

Les fantasmes de complot sur les chemtrails illustrent également l’un des principaux paradoxes de la culture conspirationniste : il existe un plan secret, top secret, mais ses créateurs le laissent être exposé en détail et dénoncé dans d’innombrables livres publiés dans de nombreuses langues, d’innombrables articles, des milliers de vidéos visionnées par des millions de personnes. Des livres, des articles et des vidéos disponibles sur des plateformes appartenant aux hommes les plus riches et les plus influents du monde : Sergey Brin et Larry Page, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Elon Musk.

Il s’agit d’un véritable angle mort de l’imaginaire conspirationniste. Les magnats de la Silicon Valley exercent l’une des influences les plus étendues et les plus arrogantes qui soient sur notre société et notre culture. S’il y a des gens dont on peut dire, par hyperbole, qu’ils « contrôlent les esprits », ce sont bien eux. S’il y a des gens qui conspirent – littéralement : qui respirent ensemble, dans les mêmes environnements, dans des endroits inaccessibles aux citoyens ordinaires – c’est bien eux. Pourtant, personne ne les désigne comme complices [37] du plan chemtrails ou, en général, de toute autre conspiration à l’échelle mondiale. Comment cela se fait-il ?

Il y a une explication possible : si Facebook, Instagram, X, YouTube et Whatsapp étaient désignés comme faisant partie du complot, une dissonance cognitive se produirait dans l’esprit de ceux qui le dénoncent sur ces plateformes : ils percevraient leur usage comme incohérent, inconciliable avec ce qu’ils y disent ou y écrivent et devraient justifier leurs contradictions d’une manière ou d’une autre. Tout cela serait source de stress. Mieux vaut supprimer ce problème en amont, en évitant d’y penser et en décrivant le scénario le plus invraisemblable : une conspiration planétaire dans laquelle les maîtres des médias les plus puissants de la planète ne jouent aucun rôle.

Il en va de même dans le récit de QAnon, où il est dit que la Cabale – la secte de satanistes pédophiles à laquelle appartiendraient des politiciens et des stars d’Hollywood – contrôle les États-Unis… à l’exception des forces armées, qui sont restées « saines d’esprit ». Comment est-il possible de contrôler un pays sans contrôler ses forces armées – qui plus est les États-Unis, qui ont les dépenses militaires les plus élevées de la planète et un complexe militaro-industriel dont le poids politique croissant était déjà dénoncé par le président Eisenhower [38] – est une question que les adeptes de QAnon ne se posent pas. Ils ne le peuvent pas.

Le pire des discours

Avant de continuer, il est nécessaire de clarifier un point. Malgré ce qui a été écrit jusqu’à présent, les fantasmes de complot sur le climat ne sont pas les récits les plus dommageables. Même le négationnisme climatique avéré – en Italie exprimé par certains hommes politiques et personnalités de la vie publique – n’est pas le récit le plus dommageable. Les pires récits sont ceux qui font du greenwashing et dépolitisent les questions climatiques et écologiques. Ils relèvent d’un capitalisme qui saisit l’opportunité de la crise climatique – une crise causée par les coûts externes de la production : émissions, déchets, rejets – pour continuer à réaliser des profits, générant de nouveaux coûts externes encore peu visibles – tels que l’impact environnemental de l’extraction de lithium pour les voitures électriques – ainsi que des dangers futurs – tels que les effets secondaires des pseudo-solutions géo-ingénieristes.

Le technosolutionnisme réduit le réchauffement climatique à une question de momentanée inefficacité technique qui sera surmontée par l’innovation. Avec l’essor des intelligences artificielles génératives ce récit est destiné à prendre de plus en plus d’ampleur. Mais comme le souligne Joy Buolamwini, auteure du livre Unmasking AI  : « L’intelligence artificielle ne résoudra pas le problème du changement climatique, car les choix politiques et économiques sur l’exploitation des ressources de la planète ne sont pas des questions techniques. Aussi tentant que cela puisse être, nous ne pouvons pas utiliser l’intelligence artificielle pour éviter le dur labeur d’organiser la société […]. Nous ne pouvons pas utiliser l’intelligence artificielle pour éviter les discussions sur qui a le pouvoir et qui en est dépourvu. Externaliser moralement aux machines les décisions difficiles ne résoudra pas les dilemmes sociaux fondamentaux ».

Le réductionnisme carbonique consiste à ne parler que des émissions de CO2, en excluant tout autre processus : la destruction de la biodiversité, le bétonnage, la manipulation du territoire. De cette manière, on peut décider d’abattre des dizaines d’arbres et construire des bâtiments de classe énergétique A4 tout en prétendant avoir fait un choix écologique.

L’individualisme vert est le récit le plus établi. Il soutient que pour résoudre les problèmes climatiques et environnementaux, il faut se concentrer sur le mode de vie et les choix conscients du consommateur. De cette manière, les responsabilités sont déplacées du sommet à la base : des décisions politiques en matière de production d’énergie et industrielle aux choix quotidiens, disproportionnellement moins influents, que chacun de nous peut faire. Un exemple frappant est fourni par la production de plastique. Dans une enquête publiée par The Guardian [39] il y a quelques années, Stephen Buranyi explique comment faire porter le problème au consommateur a été une stratégie directement promue par l’industrie des polymères, avec d’importants investissements et des activités de lobbying, pour éviter toute réglementation dans le secteur. Ce n’est que récemment que l’on a réalisé à quel point l’idée selon laquelle le simple tri des déchets et l’utilisation de plastique recyclé ou compostable pouvaient suffire était trompeuse [40]. Comme l’a titré The Atlantic il y a quelques mois, « le plastique compostable est un déchet ».

L’exceptionnalisme déresponsabilisant est le récit le plus récent, au point que de nombreuses personnes ne savent pas encore le reconnaître. Il consiste à utiliser les événements extrêmes comme excuse pour ne pas changer de politique. En Italie, il s’est affirmé après les inondations en Émilie-Romagne en mai 2023. Le 17 mai, lors d’une émission [41] sur La 7, le président de la région Stefano Bonaccini a déclaré : « Quand l’eau de six mois tombe en trente-six heures, et qu’elle tombe là où il y a eu une pluie record quinze jours auparavant, il n’y a pas de territoire qui tienne, aussi parce que la pluie tombe sur des terres qui n’absorbent plus rien, et que tout va dans les fleuves et ne peut pas se déverser dans la mer parce qu’elle est gonflée par la tempête : il n’y a rien à y faire »

Dire qu’« on ne peut rien faire » sert à cacher le fait que, pour éviter la catastrophe, rien n’a été fait. Pendant ce temps, on continue de bétonner, posant les bases de catastrophes futures.

Face à tout cela, les fantasmes de complot sur les traînées chimiques ou l’ensemencement de nuages semblent n’être pas grand-chose de plus qu’une curiosité. Pourtant, il est indispensable de s’en occuper.

L’anticapitalisme et son double

Les fantasmes de complot interceptent et traduisent à leur manière le mécontentement, la frustration, la colère sociale et la peur, mettant en mouvement les énergies et les ressources – temps, attention, inventivité – de personnes qui, peut-être dans d’autres conditions, s’engageraient dans des luttes sociales et environnementales. Ces énergies sont détournées et canalisées vers des endroits où elles se dissiperont ou, pire, renforceront des idéologies réactionnaires.

Richard Hofstadter – un des premiers historiens à avoir publié sur le lien entre la vie politique américaine et la culture conspirationniste écrit dans un essai révolutionnaire appelé Le style paranoïaque en politique américaine que la culture des conspirations fait un saut de l’indéniable à l’incroyable parce que leurs prémisses sont indéniables.

C’est ce que Naomi Klein écrit également, d’une autre manière, dans son dernier livre Doppelgänger. A trip into the mirror world [42].

Klein a été attaquée à plusieurs reprises ou, dans d’autres circonstances, félicitée sur les réseaux sociaux pour des déclarations et des positions qui n’étaient pas les siennes, avec lesquelles elle était même en complet désaccord. On la confondait avec une autre auteure, Naomi Wolf, sa doppelgänger. En allemand, ce mot signifie « sosie », mais littéralement il désigne un double vivant. Selon le dictionnaire des frères Grimm, « Le doppelgänger est un être double, à l’apparence identique, capable de se trouver à deux endroits différents ». Quelqu’un qui apparaît à notre place, là où nous ne sommes pas.

Théoricienne féministe, amie des Clinton et star des salons libéraux de Washington, Wolf a subi une métamorphose au cours des dernières années. Aujourd’hui, elle collabore avec l’agitateur de droite Steve Bannon et propage ardemment des fantasmes de complot, en particulier sur les traînées chimiques, la guerre climatique et les vaccins. Par exemple, elle a plusieurs fois photographié des nuages aux « comportements étranges », concluant qu’ils faisaient partie d’un plan de la NASA pour répandre « de l’aluminium dans le monde entier », afin de provoquer des « épidémies de démence ».

L’hyperactivisme de Wolf pendant la pandémie de COVID-19 a augmenté la fréquence des confusions. Klein ne s’est pas contentée de s’agacer de la situation, mais a décidé d’approfondir, de comprendre pourquoi on la confondait si souvent avec « l’Autre Naomi », comme elle la surnomme dans son livre. Elle s’est rapidement rendu compte que presque chaque prise de position de Wolf semblait être le reflet déformé d’une de ses analyses ou investigations, qu’il s’agisse de « shock economy », de géo-ingénierie, d’abus de l’industrie pharmaceutique ou autre. Puis en élargissant le champ de l’enquête, elle découvrit l’ampleur de ce qu’elle appelle « le monde miroir ».

Mais avant de revenir au livre de Klein, concentrons-nous sur le point suivant : les communautés qui se forment autour des fantasmes de complot sont les sosies des mouvements anticapitalistes. Plus précisément, les fantasmes de complot sur le climat de deuxième génération sont le double de l’activisme climatique.

Est-il possible d’empêcher cette scission ? Et comment pouvons-nous nous adresser à nos sosies ?

Le double dans le miroir, c’est moi

Premièrement, nous devons nous rappeler que chaque fantasme de complot se forme autour d’un ou plusieurs noyaux de vérité, même si avec le temps ces noyaux sont obscurcis, recouverts par un grand nombre de détails invraisemblables.

Se confronter aux personnes sensibles à ces théories n’implique pas de donner crédit aux propagandistes à plein temps, des personnages comme Alex Jones ou Wolf aux États-Unis, Alain Soral en France, Rosario Marcianò, Cesare Sacchetti ou Red Ronnie en Italie. Il n’est pas nécessaire de parler avec les principaux influenceurs, les stars de ce monde, mais avec les autres personnes en colère et anxieuses face à l’état des choses, souvent humiliées et écrasées, qui ressentent dans leur chair à quel point la réalité dans laquelle nous vivons est destructrice et qui cherchent des explications dans les fantasmes de complot. Souvent, ces personnes, nous les connaissons bien : ce sont des amis, des proches, des membres de la famille, d’anciens compagnons de route. C’est une autre raison pour laquelle il est important de s’occuper de ces questions. Une raison moins liée aux concepts qu’aux attachements.

Parfois, nos sosies, c’est nous. C’est toi, c’est moi. Chacun de nous, au moins une fois dans sa vie, a cru à un fantasme de complot, que ce soit à propos du 11 septembre, de l’affaire Moro [43], du Black bloc [44] ou des Tute Bianche au G8 de Gênes [45], de l’alunissage ou de l’assassinat de John F. Kennedy.

Dans les mouvements altermondialistes italiens encore en train de panser les plaies du G8 de Gênes, les attentats du 11 septembre 2001 ont été accueillis avec méfiance et irritation. Il n’y avait pas eu le temps de digérer le traumatisme qu’un autre arrivait déjà. Une rumeur circulait alors : « Ils l’ont fait pour qu’on ne parle plus de Gênes ». Le traumatisme rend autoréférant. Celui qui écrit était là et s’en souvient bien.

Au cours des années suivantes, le « trutherism [46] » a proliféré dans les espaces alternatifs : l’idée selon laquelle les tours jumelles n’auraient pas été abattues par les Boeing 767, mais que le gouvernement les aurait minées – une opération de l’intérieur – et que le Pentagone n’aurait jamais été attaqué était assez répandue. Dans les centres sociaux, les cercles Arci [47] et les fêtes des partis de gauche, les livres du Français Thierry Meyssan [48] étaient régulièrement présentés, et le documentaire Loose Change, coproduit par Alex Jones (encore inconnu en Italie à l’époque), était souvent projeté. Encore aujourd’hui, des compagnons de lutte vous diront : « Les Américains ont fait tomber les tours eux-mêmes ».

Klein n’aborde que trop brièvement ce sujet. Or, dans notre vie, les fantasmes de complot sont présentes de manière sporadique, car nous croyons en certaines et pas en d’autres ; de manière intermittente, à certaines étapes de la vie, nous y croyons et à d’autres non ; sans suivre un schéma binaire, car il ne s’agit pas de « nous » contre « eux ». La question doit être abordée de manière équitable, sans penser qu’il existe le côté clair, le Dr Jekyll, et que les soi-disant « complotistes » sont le côté sombre, M. Hyde, comme on pourrait le penser en lisant divers passages de Doppelgänger, construits sur des métaphores telles que l’étranger, l’envers, l’ombre.

D’autres passages, en revanche, sont très utiles pour déconstruire la pensée binaire. Ceux où Klein, sans les appeler ainsi, s’interroge sur les noyaux de vérité.

Contre la pensée binaire

La partie la plus intéressante de Doppelgänger est celle où l’auteure admet que, pendant la pandémie, les institutions ont déchargé toute responsabilité sur les individus : « Comme beaucoup d’autres aspects de notre culture, des abus sur le lieu de travail à l’effondrement climatique, le fardeau de la réponse à la pandémie a été déplacé de la collectivité à l’individu, au nom du retour à la normale. ’As-tu été vacciné ? C’est à toi de voir’. Moins souvent, nous avons demandé aux employeurs s’ils avaient assuré des conditions de travail sûres pour les employés, ou aux gouvernements s’ils avaient garanti des espaces éducatifs et des systèmes de transport sûrs ».

Klein se reproche d’avoir compris tardivement ce qui s’était passé et remet en question un certain consensus pandémique toujours dominant à gauche. En Italie l’idée reste répandue que toute mesure ou tout instrument adopté en 2020-2021 – confinements, sanctions, couvre-feu, pass sanitaires – devait être protégé de toute critique, sans « si » et sans « mais », sous peine de se retrouver du côté des fascistes, des négationnistes et surtout des « no vax ».

L’analyse de Klein sur les discours de Wolf contre les vaccins, la certification vaccinale et les applications de vérification est également centrée sur les noyaux de vérité : « Ce qu’elle décrivait était de plus en plus ce que l’on ressent en étant à la merci de technologies omniprésentes gouvernées par des algorithmes opaques dont les décisions, souvent arbitraires, ont d’énormes conséquences et échappent au contrôle des lois existantes. Vu dans ce contexte, il n’est pas étonnant que son alerte sonne juste pour ceux qui regardent ses vidéos. Les faits qu’elle citait étaient largement fantasmés, mais elle donnait aux gens quelque chose qu’ils voulaient clairement et dont ils avaient besoin : un point focal pour leur peur et leur indignation face à la surveillance numérique ». Quelques pages plus loin, Klein ajoute : « Wolf leur dit qu’il n’est pas trop tard pour retrouver leur vie privée et leurs libertés ».

De là la pique aux libéraux qui, afin de nier ce que disent les complotistes, choisissent de ne pas voir – « unsee », Klein emprunte le verbe au roman de China Miéville La ville et la ville – les noyaux de vérité : « Plus des gens comme Wolf et Bannon se concentrent sur des peurs réelles liées à Big Tech – le pouvoir de supprimer unilatéralement des contenus, de disposer de nos données à leur guise, de créer nos doubles numériques – plus les libéraux haussent les épaules, ricanent et traitent l’ensemble de ces préoccupations comme des absurdités. On dirait que dès qu’un sujet est touché par ’ceux-là’, il devient étrangement intouchable pour presque tout le monde ».

Voici la plus grosse erreur : penser que pour avoir raison, il faut adopter la position opposée à celle des présumés autres. Doppelgänger met en garde contre ce réflexe conditionné, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il mérite d’être lu. Malheureusement, l’édition italienne laisse beaucoup à désirer.

Revenons à notre réflexion : dépasser les binarismes et reconnaître les noyaux de vérité est nécessaire, mais pas suffisant. Nous devons aussi reconnaître que les fantasmes de complot sont belles.

La terrible beauté des fantasmes de complot

Car les fantasmes de complot ne répondent pas seulement à la frustration et à la colère que nous ressentons envers le monde tel qu’il est, mais aussi au besoin d’émerveillement, de magie, d’enchantement. Il est difficile de nier que le ciel strié de traînées a une certaine beauté. Les traînées sont photogéniques. Si elles ne l’étaient pas, elles ne seraient pas photographiées si souvent. Elles ouvrent la vue et l’esprit, pour citer L’Infini de Leopardi, à « tant de parties du dernier horizon » et à « des espaces infinis [49] ». Elles fascinent même ceux qui les craignent. Les photos de « nuages étranges » sur le profil X de Naomi Wolf sont magnifiques. Même les trajets compliqués et impénétrables des « avions mystérieux » sont beaux. C’est pourquoi nous les recherchons sur les cartes interactives, en capturons l’image et la diffusons.

Baudelaire définit la beauté comme un « monstre énorme, effrayant », et dit qu’elle peut aussi venir de l’enfer, pourvu qu’elle nous ouvre la porte sur « un Infini que j’aime et n’ai jamais connu » (« Hymne à la beauté »). Un autre poète, Rainer Maria Rilke, écrit : « Car le beau n’est que / le commencement du terrible, que nous ne supportons qu’à peine / et que nous admirons le beau ainsi, parce qu’il dédaigne / de nous détruire » (Élégies de Duino, traduction de Michele Ranchetti et Jutta Leskien). Ces vers suivent l’un des incipits les plus célèbres de la poésie européenne : « Qui, si je criais, m’entendrait jamais / parmi les cohortes d’anges ? ».

Dans une lettre à la princesse Maria von Thurn und Taxis, Rilke écrit qu’il n’en est pas le créateur, mais qu’il les a entendus réciter par une voix mystérieuse alors qu’il contemplait une tempête depuis les remparts du château de Duino. Le plaisir que Rilke éprouve à ce moment-là, vécu ou imaginé, est appelé par Emmanuel Kant « sublime dynamique ». Le sublime dynamique, écrit Kant, est un plaisir qui « naît du sentiment d’un arrêt momentané des énergies vitales, suivi d’une exaltation plus intense de celles-ci ». Comme lorsque nous ressentons de la peur pour ensuite admirer ce qui nous a effrayés, parce que cela ne nous a pas anéantis, et que, encore vivants, nous pouvons contempler sa puissance et sa beauté. « Des rochers audacieusement suspendus au-dessus de nous et faisant peser comme une menace, des nuages orageux s’accumulant dans le ciel et s’avançant dans les éclairs et les coups de tonnerre, des volcans dans toute leur puissance destructrice, des ouragans auxquels succèdent la dévastation, l’océan immense soulevé de fureur, la cascade gigantesque d’un fleuve puissant […] Plus leur spectacle est effrayant, plus il ne fait qu’attirer davantage, pourvu que nous nous trouvions en sécurité, et nous nommons volontiers sublimes ces objets, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de la médiocrité ordinaire » (Critique de la faculté de juger).

C’est ce que font les scénarios des fantasmes de complot. Et pas seulement celles sur le climat. Toute description de sombres complots secrets est belle en tant que « début du terrible », quelque chose qui nous terrorise, mais que nous pouvons encore contempler ; et aucune stratégie ne pourra empêcher la capture, le détournement et le gaspillage d’énergie par les fantasmes de complot si elle ne tient pas compte de ces deux aspects : leurs noyaux de vérité, leur terrible beauté.

– Wu Ming 1

Prolongations

« Je n’appartiens plus à l’entreprise république française présidence, je ne contracte pas car je n’ai pas signé de contrat »
Ils refusent les contrôles routier, […] brûlent leur passeport […] et souhaitent s’extraire de la société…

Une voix off alarmante, du genre attention âme sensible le spectacle commence, pose de manière assez inquiétante les très habituels termes dans lesquels le sujet s’apprête à être traité. Preuve que le thème doit fonctionner financièrement et donc qu’il doit intéresser l’audimat, cette fois c’est la fameuse émission « Complément d’enquête » qui s’empare du « phénomène » de société. Depuis la circulation massive d’une vidéo dans laquelle on peut voir deux personnes s’obstinant à refuser de montrer leurs papiers durant un contrôle routier, au nom du fait qu’ils ne « contractent pas à l’entreprise république française présidence », le mouvement « complotiste » dit des « citoyens souverains » est récemment apparu dans la sphère médiatique comme cet énième preuve que décidément la société française devait bien se barrer en couille.

L’exemple est parlant en de nombreux points. D’abord sur l’étendue de la couverture médiatique de l’« affaire » qui a excité l’intérêt et le mépris de bon nombre de podcasts, chroniques et autres contenus. Puis dans la manière dont sont ici filmés les protagonistes ou la façon et les sujets sur lesquels ils sont interrogés : difficile de ne pas voir le sous-entendu grossier qui traîne tout le long de la séquence sans jamais s’avouer, les plans serrés sur les visages, l’air de dire y a t-il un cerveau là-dedans, la voix off suggestivement effrayante ou sarcastique, ou la manière de monter les images. Il apparaît que si vous ressortez du reportage sans vous dire qu’il y a décidément sur cette terre des gens étranges, fous, idiots ou bizarres c’est bien que vous devez l’être vous-même.

Tarés, marginaux et bouffons. La volonté dans le traitement mainstream du « complotisme » est celle d’à tout prix devoir se distancer et s’opposer au nom d’une saine raison. Cette même raison qui in fine consiste à faire passer pour une pathologie psychiatrique – imputée sans plus de justification – ce mal étrange dont bon nombre de ce monde seraient malades sans que l’on dise jamais de quoi : autre façon de se garder de questionner l’ordre des choses… ou alors ah si, la faute au manque d’autorité tiens !

Pourtant il y a quelque chose qui nous chagrine et nous fait penser qu’il est nécessaire de prendre en main collectivement la question. Les fantasmes de complot se répandent de plus en plus depuis le confinement et la guerre en Ukraine. Chez nos parents, amis, collègues, camarades de manifestation ou de comptoir ou autres rencontres fortuites il n’est plus très rare qu’à l’issue d’une discussion le spectre des khazars, reptiliens et autres agents chinois secrets arrive sur la table.

S’il est indéniable que des complots sont fomentés tous les jours (et souvent ouvertement !), à l’assemblée, aux différents sommets mondiaux, dans les entreprises ou même dans les tribunaux, leurs finalités – la sauvegarde et l’extension de l’ordre capitaliste – sont souvent moins extravagantes que celles généralement fantasmées et s’y opposer nécessite parfois d’être soi-même conspirant. Malgré leurs bonnes intuitions de départ, il est tout aussi indéniable que bon nombre de théories font fausse route.

C’est d’ailleurs ce qu’il y a de déconcertant chez nos fameux « citoyens souverainistes ». Alors que le « label France » s’en vient estampiller chacune des institutions de la Start Up Nation, qu’il est laborieux pour n’importe quel usager des services publics de se sentir autrement considéré que comme un numéro, que le régime au centre duquel figure un président censé décider pour chacun d’entre nous ce qu’il y a de meilleur semble être la voie indiscutable et éternelle à laquelle nous devrions nous plier, alors que nous devrions travailler sans broncher pour la machine de production capitaliste jusqu’à en détruire une terre, ces citoyens font le choix d’une sécession et de « s’extraire » au nom du fait qu’il n’ont pas « contracté » avec l’ordre qu’on leur impose.

Et pourtant… la reproduction d’institutions parallèles calquées sur le modèle qu’ils dénoncent (ils se fabriquent de nouvelles cartes d’identité et ne reconnaissent d’autorité qu’à la Common Law Court) qui certes prête un peu à sourire, ne semble les conduire autre part qu’à l’impuissance du repli sur soi et au détournement de sensibilités désireuses de ne plus se laisser faire dans d’obscurs business.

Il n’en demeure pas moins que ces contradictions nous interrogent, car ces mouvements-là nous parlent, ils disent quelque chose. À quel point les désirs de sécession traversent-ils la société ? À quel point produisent-ils des narrations détournantes et des obstacles qui capturent des devenirs ingouvernables ? Comment les intercepter ? Que disent-ils de l’absence d’analyse pertinente de la réalité, de l’absence de mythe révolutionnaire capable de fédérer tel que l’ont été auparavant le communisme ou l’anarchisme ? Que disent-ils du besoin d’émerveillement et comment produire ces « enchantements critiques » susceptible non seulement « d’offrir des narrations qui soient plus belles » mais aussi de « fournir les instruments pour les comprendre ? ».

Traduction : ** [50]

[1Nous avions publié des bonnes feuilles ici et un entretien vidéo par-là.

[2Plaine formée par le dépôt d’alluvions provenant de l’érosion en amont.

[3La bonification consiste a rendre une terre infertile productive. En Italie cela renvoie également à un épisode important de l’histoire du pays, celui de la politique agricole fas­ciste (en italien : bonifica integrale) mise en place par Mussolini. Cette réforme agraire, qui avait pour but de rendre le pays autosuffisant (notamment en blé) eut pour effet de transformer de nombreux marais et vallées en vastes domaines agricoles notamment à l’aide d’infrastructures d’asséchement ou d’irrigation.

[4Le délai entre 2017 et 2024 a permis aux entreprises de se dépêcher de construire sans retenue avant la promulgation de la loi, donc en sept ans l’urbanisation a explosé. La loi pose une limite de 3 % de consommation de sols en plus, mais elle exclut de ces 3 % tout ce qu’elle considère d’intérêt public, comme les routes, autoroutes, pôles logistiques ou sites de production d’intérêt régional ou national.

[6Équivalent d’étalement urbain en français

[13Depuis quelques années, l’expression « faire ses propres recherches » a pris une connotation ironique dans l’espace médiatique.

[17Pregiudizi cognitivi (litt. Préjugés cognitifs) dans le texte. Les biais sont des proces­sus de distorsion et de sélection que subissent des informations en entrant ou en sortant du système cognitif d’un individu. Les biais sont le résultat de la façon de fonctionner de notre cerveau dans certaines conditions. Les neurosciences ont localisé ce qu’on appelle « jugement » dans le cortex préfrontal, et les émotions dans le système limbique, une zone beaucoup plus ancienne, parfois appelée cerveau paléomammalien, dans laquelle l’amygdale joue un rôle crucial de réaction aux dangers et d’envoi des signaux d’alarme à tout le corps. En présence d’une stimulation, l’amygdale intervient en premier puis vient le tour du cortex préfrontal qui examine les signaux, régule les émotions, nous fait résonner. C’est sur cette base que le psychologue Daniel Kahneman avait introduit la distinction entre la pensée rapide (émotionnel, impulsif, automatique) du système lim­bique et la pensée lente (analytique, prudent, contrôlé) du cortex préfrontal. La pensée rapide nous avait permis de survivre en tant qu’espèce. Polidoro, dans son livre Il mondo sottosopra, écrivait : « Nos ancêtres qui vivaient dans la savane ne pouvaient pas se permettre de trop réfléchir. Il fallait décider vite si la silhouette sombre qu’on voyait dans les feuilles était un prédateur ou seulement un jeu d’ombre et de lumière : ne pas le faire pouvait signifier l’extinction. Il vaut donc toujours mieux fuir… plutôt que de s’arrêter pour vérifier ». Sauf que le cerveau humain tend aussi à fonctionner de cette manière dans un contexte très différent : la société capitaliste – complexe et en overdose d’informations – du XXIe siècle. Dans les moments de stress, de peur ou de colère, cela mène à commettre des erreurs, à prendre de mauvaises décisions ou a exprimer des jugements injustes avant que ne puisse intervenir la pensée lente. Nombres de préjugés ou biais qui conditionnent nos vies découlent de cela. Ces dernières années, le court-circuit entre le flux continu et anxiogène des breaking news et des algorithmes des réseaux sociaux qui poussent à des réactions immédiates ont renforcé nos biais. Pour en lire davantage à ce sujet nous vous recommandons de vous porter au Chapitre 9 intitulé « Irrationnel mais logique » de Q comme Qomplot.

[18Terme emprunté à la biologie, la psychologie, la médecine et la sémiotique, l’homéos­tasie est à la base la tendance naturelle d’un système ou d’un corps à être bien portant, en s’autorégulant autour de valeurs d’équilibre, bénéfiques à sa perpétuation. L’homéostasie du système décrit la tendance du capitalisme a conserver ses caractéristiques de base et sa propre logique de fond en dépit des turbulences externes et internes. Autrement dit ce sont les processus par lesquels le capitalisme se stabilise. Les récits de diversion font partie de ce processus et les fantasmes conspirationnistes en sont une sous-catégorie. Il est utile de se reporter au Chapitre 10 « Que fait un fantasme de complot ? » pour avoir une définition plus complète.

[25Actuellement en cours d’expérimentation, une nouvelle technique consistant à munir des drones de charges électriques pour déclencher la pluie est testée par les Émirats arabes unis. Seul bémol, ces technologies d’ensemencement des nuages ne contrôlent ni la quantité, ni l’intensité de la pluie. Ainsi, les autoroutes autour de Dubaï ont été sub­mergées. Voir l’article « Dubaï stimule les nuages pour faire tomber la pluie », Le Figaro du 23/07/2021.

[26« On entendait par debunking la réfutation – analytique dans sa façon de procéder et polémique dans le ton – d’une fausse information, d’un fantasme de complot, d’une légende urbaine d’une croyance pseudo-scientifique ou d’une arnaque fondée sur la paranormal. Le terme avait une histoire curieuse qui commençait pendant la guerre de l’Indépendance américaine… ». Pour la suite de cette histoire, nous vous recomman­dons d’aller lire le chapitre 16 de Q comme complot intitulé « Pourquoi le debunking ne marche pas ».

[27Convention on the Prohibition of Military or Any Other Hostile Use of Environmental Modification Techniques (ENMOD) : disarmament.unoda.org/enmod/

[28Concernant l’histoire des foibe et la manipulation du récit historique par la droite post-fasciste italienne, nous vous suggérons de lire le chapitre 19 intitulé « In viro veri­tas ? /deuxième partie », et en particulier la note 7 p. 545.

[29Lorsqu’un corps reçoit un rayonnement, l’albédo est le rapport entre l’énergie réfléchie et l’énergie incidente, c’est-à-dire reçue par la surface. En gros ça veut dire augmenter la capacité de réflexion de la surface de la terre.

[30L’anhydride sulfureux est l’autre terme pour dioxyde de soufre.

[31« Hier la mer s’agitait à faire peine / le patrimoine forestier en destruction / pour­centages de particules solides présentes dans l’atmosphère / toutes les données récol­tées transmises à l’élaborateur élaborateur qui a pour sort d’aider l’Homme à vaincre la mort / et qui saura lui dire combien de fois faire l’amour / et combien de fois les fleuves d’Italie déborderons »

[32Green hypocrisy, (64min, novembre 2023) paru sur la chaîne publique italienne Rai 3.

[33Un scénario similaire est au centre d’un des romans les plus ambitieux et discutés de ces dernières années, Le ministère du futur de Kim Stanley Robinson. Dans le livre, c’est l’Inde qui agit sans consentement international.

[34Plutôt 60 maintenant… makesunsets.com/pages/who

[36En 2022, des scientifiques et des spécialistes en droit international du monde entier ont signé un appel en faveur d’un accord sur la non-utilisation de la géo-ingénierie solaire. À ce jour, aucun consensus international n’est parvenu à s’accorder autour d’un encadrement clair. Voir : www.citepa.org/fr/2024_03_a02/

[4216. « Le double. Voyage de l’autre côté du miroir », non traduit en français à l’heure actuelle.

[46Terme apparu semble-t-il dans les médias américains après les attentats du world trade center. Le trutherism désigne une dénégation du « récit officiel » des attentats. C’est une théorie consistant à penser que la vérité autour d’un sujet ou d’un événement important est volontairement mise à l’ombre dans le cadre d’une puissante conspiration aux fins diverses selon qui l’énonce.

[47Les cercles ARCI (Associazione Ricreativa e Culturale Italiana) sont un réseau né de la tradition mutualiste des mouvements antifascistes regroupant des centaines d’asso­ciations, de maisons du peuple. Ils sont présents dans de nombreuses villes et villages en Italie.

[49Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo ; ove per poco
Il cor non si spaura. E come il vento
Odo stormir tra queste piante, io quello
Infinito silenzio a questa voce
Vo comparando : e mi sovvien l’eterno,
E le morte stagioni, e la presente
E viva, e il suon di lei. Così tra questa
Immensità s’annega il pensier mio :
E il naufragar m’è dolce in questo mare.

Idilli
Stamperia della Muse
Bologna (Italie), 1826

[50astrasiempre@proton.me


Wu Ming 1, Lundimatin, 23 septembre 2024.

Lisez l’original ici.

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