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Photo de Simon Paré-Poupart courant derrière un camion à ordures.
9 septembre 2024

Notre part maudite

Interviewer un auteur et l’entendre citer Georges Bataille (1897-1962), ce n’est pas ou ce n’est plus si courant, et même assez rare en vérité. Si l’interview porte sur les vidanges et que l’auteur questionné parle d’autorité, étant lui-même vidangeur depuis deux décennies, on atteint le niveau de l’exceptionnelle exception quand surgit le nom de l’écrivain philosophe français.

« Le plus révélateur dans le déchet, c’est l’invisibilisation, dit Simon Paré-Poupart, qui vient de faire paraître Ordures ! Journal d’un vidangeur, chez Lux. Notre société surconsommatrice ne veut pas voir ce qu’elle produit et finit par jeter. Elle enfouit en dehors des villes. Elle envoie le recyclage à l’autre bout de la planète. Elle met le travailleur qui le cache à la marge. Georges Bataille parlait de “la part maudite”. Le déchet est notre part maudite. Celle qu’on ne veut pas voir, celle qui nous confronte à ce qu’on fait, à ce qu’on est. »

Simon Paré-Poupart, maintenant dans la fin trentaine et nouveau papa, est devenu vidangeur au début du siècle pour payer ses études. Le travail de « Sisyphe de la société de consommation », comme il le qualifie, payait presque deux fois plus (16,19 $) que le salaire minimum, alors fixé à 7,30 $. Le salaire moyen a encore à peu près doublé depuis.

La recrue a continué les études en sociologie puis obtenu une maîtrise en administration internationale. Il a quand même gardé l’emploi qui l’occupe maintenant trois jours par semaine. « Depuis vingt ans, j’ai charrié près de 70 000 tonnes de déchets, et cela a nécessairement façonné qui je suis », dit l’incipit de son essai.

« Le métier était payant, et j’ai vite vu une cohérence avec ce que je suis, ajoute l’auteur en entrevue. J’avais lu Germinal, d’Émile Zola, et L’établi, de Robert Linhart [qui raconte son expérience d’ouvrier dans une usine en 1968]. J’ai lu des histoires de syndicalisation et j’ai moi-même essayé de syndiquer une entreprise. J’ai vu beaucoup de résonance entre ce que je lisais et ce que je faisais. Je trouve aussi qu’à gauche, on s’est beaucoup déconnecté des ouvriers. »

50 tonnes par jour

Les discussions avec son professeur de maîtrise Alain Deneault, philosophe de l’économie, l’ont convaincu d’écrire au « je » pour parler du « nous ». Sauf erreur, son témoignage s’avère assez unique au monde.

« Le livre est venu de réactions montrant de la curiosité et de l’intérêt pour mon monde. Comme on dit en journalisme, j’ai compris qu’il y avait un sujet. Dans les milieux ouvriers, il y a une banalisation de ce qu’on fait. J’ai aussi remarqué que beaucoup de vidangeurs font leur métier par souci d’entraide, comme un service public, tout en sacrifiant leur corps. »

C’est peu dire. M. Paré-Poupart explique que le très athlétique champion des arts martiaux mixtes Georges St-Pierre a été vidangeur lui aussi, mais « un éboueur moyen », selon les témoignages qu’il a reçus.

Un camion de compagnie privée du Québec et ses prolétaires à la course peuvent ramasser jusqu’à 50 tonnes de déchets par jour, alors qu’ailleurs dans le monde la norme dépasse rarement les 20 tonnes. En France, les éboueurs collectent 6 tonnes quotidiennes dans des poubelles à roulettes levées mécaniquement.

M. Paré-Poupart n’en voudrait pas vraiment. Il voit un plaisir dans le travail qui consiste à charrier des sacs toute la journée. Et puis, la norme internationale des grands bacs roulants s’avérerait incompatible avec nos hivers, dit-il, à moins d’annuler les collectes les jours de tempête.

« Je fais attention pour ne pas me blesser, mais ça arrive. Je me suis fait opérer et hospitaliser à cause des vidanges. La première question que je pose aux gens quand j’en forme un c’est : “Est-ce que tu aimes ça ?” Si on n’aime pas ça, c’est beaucoup de sacrifices. À l’âge que j’ai, 38 ans, on me demande souvent si je vais prendre bientôt ma retraite. On me voit en fin de carrière, comme un sportif professionnel. Pourtant, dans notre équipe, il y a un bonhomme de 57 ans, qui me surprend beaucoup quand je le regarde aller. »

Les vidangeurs d’ici sont encore majoritairement « de souche », une autre exception québécoise, mais la diversité s’installe tranquillement. Le métier attire des gens aux parcours atypiques, des sportifs manqués, bien sûr, des exclus et d’ex-détenus aussi. Le livre parle d’un gars qui payait les cautions pour faire sortir des vidangeurs de prison, les embaucher et déduire avec intérêts cette dette de leur salaire.

Une faute collective

Simon Paré-Poupart se sert de l’écriture pour témoigner de ses expériences et de ses obsessions. La vie et les récits se confondent, la réflexion et l’action s’entremêlent, et ce qui est vécu par le corps est analysé par l’esprit. Là encore, la référence à Bataille se justifie.

Le livre sur notre part maudite s’organise autour de courts chapitres permettant d’expliquer le choix de devenir vidangeur (première partie) et ce que ramasser des vidanges veut dire (deuxième partie). Il y est question de la passion des enfants pour les camions poubelles, des types de déchets, des rapports aux citoyens, de l’hiver, des canicules, de la nuit ou encore des odeurs.

Le fond et la forme se correspondent. M. Paré-Poupart peut citer des romanciers, des sociologues et des philosophes tout en poétisant le quotidien nauséabond.

« Quand je l’ai connu, Ti-Christ, Christian de son prénom, avait la force de Samson et la gueule de Brad Pitt, écrit l’auteur dans un de ses beaux portraits de compagnons. Son visage d’ange et sa bonté enfantine ont peut-être provoqué le diable. Ti-Christ, en tout cas, a été exposé aux pires tentations et il a cédé aux vices. Il est tombé dans la coke jusqu’aux dents. Toujours à court d’argent, dansant le soir dans les bars gays, il vivait dans un semi-taudis de Laval Ouest, tout croche, sa vie en lambeaux, toujours dans un état second. Le gars avait de la misère à garder sa job de vidangeur, c’est dire ! »

Surtout, surtout, l’ordure devient une sorte d’objet social total, où se concentrent les fondements de notre société extractrice, productiviste, surconsommatrice. Sitôt jetés, les objets disparaissent de la préoccupation de celui qui les a possédés et n’en veut plus. « Je n’ai pas passé une seule journée sans courir vers le camion en lançant dans la cuve un écran au plasma », écrit-il.

Les vidangeurs ramassent tout, des pots de peinture, des solvants, des médicaments ou les résidus de construction qui devraient aller à l’écocentre. Simon Paré-Poupart a déjà trouvé des photos d’employés nus à leur party de Noël et même des bijoux en or oubliés dans un tiroir de meuble jeté.

Lui-même collecte sans cesse des objets au lieu de les faire disparaître. Son beau-père veut une glacière, il lui en trouve trois aux poubelles. Il a meublé sa première maison « avec une run d’encombrants à Mascouche ». Il se définit comme un freegane, soit celui qui vit des rejets de la société du gaspillage en consommant ce qui est gratuit (free) et végane pour dénoncer le gaspillage.

« C’est une posture philosophique, éthique, économique et politique, écrit-il. La seule qui me paraît conséquente après vingt ans à remplir les dépotoirs d’ordures. »

Le livre se termine sur des remerciements, au professeur Deneault, à l’éditeur Mark Fortier chez Lux, à sa femme, Laurianne, et finalement à ses compagnons de truck de vidange. « Mes collègues ne savent pas, pour la grande majorité, que j’ai écrit un livre sur le milieu, dit le texte final. J’ignore s’ils en entendront parler, et si cela les intéressera. »


Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 9 septembre 2024.

Photo: Laurianne Desjardins

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