«Forteresse Europe. Enquête sur l’envers de nos frontières»: l’Europe des murs
Le matin du 24 juin 2022, à Melilla, une exclave espagnole en territoire marocain, le poste-frontière de Barrio Chino a été pris d’assaut par des milliers de migrants subsahariens, soudanais pour la plupart, qui cherchaient à passer en Europe. Pris entre la répression des forces marocaines et la clôture haute de huit mètres qu’ils tentaient d’escalader, de nombreux migrants ont été victimes de la bousculade.
Le bilan s’est élevé à 23 morts identifiés — 37 selon les ONG —, ainsi qu’à plusieurs dizaines de disparus, en faisant la tragédie la plus meurtrière survenue aux frontières terrestres de l’Union européenne.
Alors que les migrants sont de plus en plus nombreux à frapper aux portes de l’Europe, les moyens mis en oeuvre depuis quelques années pour empêcher ces hommes, ces femmes et ces enfants d’y parvenir ne cessent eux aussi de prendre de l’ampleur. Barbelés concertinas, canons assourdissants, caméras thermiques, drones, sous-traitance musclée à des pays tiers, explosion à l’échelle européenne des budgets de surveillance et de contrôle.
Entre 2014 et 2022, la longueur des murs frontaliers dans l’espace Schengen est ainsi passée de quelques centaines de kilomètres à plus de 2000 kilomètres, rappelle le journaliste français Émilien Bernard, qui documente depuis une douzaine d’années les effets des politiques migratoires de l’Europe. Il en fait un état des lieux dans un livre percutant : Forteresse Europe. Enquête sur l’envers de nos frontières.
« Tout le parcours d’exil est fait de murs, raconte Émilien Bernard, joint chez lui à Marseille, en France. Il y a les murs physiques, qui ne sont pas toujours les plus difficiles à passer. Et il y a tous les murs légaux, administratifs, policiers, même idéologiques d’une certaine manière, puisque tous ces murs sont aussi bâtis sur l’idée que l’Europe est menacée. »
À Laâyoune, au Sahara occidental, à Melilla, à Belgrade et à Lampedusa, mais aussi à Calais, à Briançon et à la frontière de Menton-Vintimille, Émilien Bernard est allé sur le terrain. Et il en est revenu plus révolté, écrit-il, des « politiques indignes et meurtrières menées par l’Union européenne et ses pays membres ».
Le journaliste indépendant ne s’en cache pas : certains passages du livre sont le fruit d’enquêtes qu’il a menées pour des journaux qui sont dans une sphère plutôt libertaire ou anarchiste, dont CQFD, un mensuel de critique et d’expérimentations sociales basé à Marseille où il est membre de la rédaction.
Inflation des murs et des budgets
L’objectif, écrit Émilien Bernard, était de « nommer les coupables, dévoiler les rouages et mécanismes », donner un visage aussi à ceux et celles qui font les frais de cette politique migratoire. Si l’auteur reconnaît avoir « une position un peu militante », son ouvrage est néanmoins alimenté par les faits et repose sur de nombreuses observations sur le terrain. « Tout ce que j’écris, je le revendique comme un travail de journaliste, basé sur des sources, une enquête, beaucoup de travail. Tout ce que j’écris est vérifiable et correspond à la réalité. »
À plusieurs égards, ajoute-t-il, son travail lui apparaît bien moins militant que les chiffres qui sont cités ou les discours tenus en France par une grande partie de l’échiquier politique ou médiatique.
« J’ai commencé à bosser sur ces questions il y a une douzaine d’années, à une époque où il était très facile de venir documenter ce qui se passait, qui était déjà scandaleux de mon point de vue, et auxquelles pas grand monde ne s’intéressait. » À Calais ou à Paris, en comprenant quels étaient les parcours d’exil, il a vite constaté que la route, au Maroc comme en Libye, était terrifiante. Et que tout ça se faisait sous financement de la France et d’autres pays européens.
Pourtant, Émilien Bernard se souvient d’une époque, en Europe, après la chute du mur de Berlin, où la construction de murs n’était pas un thème particulièrement porteur. En une trentaine d’années, force lui est de constater que le discours sur la question des frontières, des murs, ou de la sécurité a connu une inflation galopante.
« Des murs se construisent, poursuit le journaliste. Entre la Grèce et la Turquie, entre la Pologne et la Biélorussie. Ça correspond en même temps, à chaque fois, à des situations nationales où une extrême droite ou une droite réactionnaire vient utiliser cette figure du bouc émissaire, suivies ensuite d’une acceptation de l’Union européenne de son rôle pour empêcher l’immigration, notamment par la politique d’externalisation des frontières et les chèques qui sont versés à des pays tiers. »
Les damnés de la mer
C’est notamment le cas de la Mauritanie, à laquelle l’UE, apprenait-on en février 2024, va verser 210 millions d’euros pour lutter contre l’immigration illégale. Un pays par lequel transiteraient, selon le gouvernement espagnol, plus de 80 % des migrants qui arrivent aux îles Canaries.
Frontex, l’agence européenne de contrôle des frontières extérieures, le « bras armé » selon certains de la politique migratoire européenne, a vu depuis sa création en 2004 son budget être multiplié par 140, passant de 6 millions d’euros à 845 millions d’euros en 2023.
Mais aux nombreux écueils terrestres déjà évoqués qui se dressent aujourd’hui sur la route des migrants, aux mafias qui partout s’enrichissent sur leur dos, s’ajoutent les périls plus grands encore de la traversée de la Méditerranée, depuis la Tunisie, la Libye ou la Mauritanie.
Aux yeux du journaliste, l’équation est implacable : plus de murs se traduit chaque fois par davantage de morts. « C’est là où dans ce grand barnum sécuritaire et xénophobe il y a vraiment une folie : ce n’est pas efficace. Ce n’est efficace que sur un point : faire plus de morts. »
Selon l’Organisation internationale pour les migrations, avec 8565 morts enregistrées sur les routes migratoires à travers le monde, l’année 2023 est l’année la plus meurtrière des dix dernières années. La traversée de la Méditerranée étant la route la plus meurtrière, avec au moins 3129 morts ou disparitions.
« Les gens finissent de toute façon par passer », reconnaît Émilien Bernard, qui montre aussi dans Forteresse Europe comment les différents gouvernements, par leur action ou leur inaction volontaire, mettent des bâtons dans les roues aux gens et aux organismes qui se sont donné pour mission de porter secours aux migrants en détresse.
Et qu’il s’agisse de la Méditerranée, de l’Atlantique ou du désert algérien, le journaliste constate que l’on traite de plus en plus ces questions dans les médias de manière déshumanisée, en la résumant souvent à des chiffres. Hormis peut-être l’épisode tragique de la mort du petit Alan Kurdi sur une plage de Turquie à l’été 2015. « Il y a eu ce petit sursaut de conscience, qui a été suivi très vite d’un repli absolu. Il y a eu une fois cette honte de l’Europe, et depuis je ne la vois pas. En juin 2023, par exemple, il y a 650 personnes qui sont mortes au large de Pylos, en Grèce. »
Malgré le durcissement des moyens de contrôle et de répression aux frontières, « le rouleau compresseur n’a pas tout écrasé ». Et si le constat est généralement sombre, Émilien Bernard ne peut s’empêcher d’apercevoir malgré tout une lueur d’espoir.
« Les gens qui vont au contact des personnes exilées se rendent compte que ce sont des familles, des gens qui ont des destins très contrastés, même si l’on y trouve comme partout des personnes parfois moins recommandables. Il y a des rencontres qui se font, des actions qui se créent. Il y a énormément de solidarités, même si, ajoute-t-il d’un même souffle, elles sont de plus en plus criminalisées. »
Christian Desmeules, Le Devoir, 18 mars 2024.
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