ACTUALITÉS

Photo de la pièce «Au coeur de la rose».
26 mai 2024

«Au coeur de la rose»: comme un oiseau en cage

Après Paul Blouin à la télévision de Radio-Canada (1958), Jean-Guy Sabourin avec les Apprentis-Sorciers (1963) et Denis Marleau au Théâtre du Rideau Vert (2002), c’est au tour de Jérémie Niel d’offrir sa vision d’Au coeur de la rose, un fascinant poème dramatique de Pierre Perrault qui occupe une place unique dans le paysage théâtral québécois. Entamant sa course à l’occasion du Festival TransAmériques, le spectacle de la compagnie Pétrus est magnifiquement sous-titré Généalogie d’une tristesse.

Sur une île où le présent est « inconfortable » pour les vieux et l’avenir « insuffisant » pour les jeunes, dans un phare dont ils ont la charge, vivent la Fille (Nahéma Ricci), le Père (Sébastien Ricard) et la Mère (Evelyne de la Chenelière). Sourde aux avances du Boiteux (Émile Schneider) et aux attentes de son père, qui considère déjà ce prétendant comme son héritier, la jeune femme espère qu’un marin surviendra pour l’arracher à son ennui. Un soir de tempête, c’était écrit, une goélette s’échoue, avec à son bord un capitaine (Marco Poulin) et son fils (Marine Johnson).

Truffé de symboles et de proverbes, d’envolées lyriques et d’expressions truculentes, le texte de Perrault, qui vient d’être réédité par Lux, est une matière toute désignée pour Jérémie Niel. Raffolant de la pénombre et du silence, le metteur en scène excelle une fois de plus dans l’art de camper les mystères et de traduire les non-dits. Grâce aux éclairages de Cédric Delorme-Bouchard, aux projections vidéo de Karl Lemieux et à l’environnement sonore de Sylvain Bellemare et d’Ariane Lamarre, des conceptions qui nous enveloppent et nous transportent, le spectacle fait la part belle à la brume et aux clairs-obscurs, aux fantômes et aux tourments, au vent qui siffle et aux mots chuchotés, aux vagues qui scintillent et aux nuées d’oiseaux.

Hormis quelques chaises, une table, des oeufs de goélands et une pièce de moteur, le plateau est pour ainsi dire vide. Évocatrice, parfois même austère, souvent cinématographique, la mise en scène laisse entendre ce qui s’agite au fond des êtres. Dans ce spectacle qui épouse la polysémie de l’oeuvre, qui embrasse sa complexité, il est question d’isolement, de solitude, de monotonie, du rapport entre l’être humain et les forces de la nature, mais peut-être plus encore de générations qui s’opposent, d’une jeune femme qui cherche à s’émanciper, à se libérer des diktats, à aimer à sa manière et à s’inventer ailleurs une vie nouvelle.

Le jeu des interprètes met sans contredit en relief la gravité du texte, son caractère tragique. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les trois rôles principaux. D’abord dans la retenue, puis dans le désir débridé et la rage furieuse, Nahéma Ricci fait de son personnage un diamant noir, une jeune femme empêchée dont on mesure toute l’ampleur du désarroi, une flamme qu’on s’efforce cruellement d’éteindre. Affligée de troubles respiratoires, portant sur la situation un regard lucide tout en étant déchirée à l’idée de perdre sa fille, la mère campée par Evelyne de la Chenelière est fort émouvante. Dans un rôle qui symbolise le passé et l’ordre établi, l’immobilisme et le conservatisme, Sébastien Ricard, force tranquille, est d’une sobriété implacable.


Christian Saint-Pierre, Le Devoir, 26 mai 2024.

Photo: Fabrice Gaëtan. Marco Poulin et Marine Johnson dans la pièce «Au coeur de la rose. Généalogie d’une tristesse», présentée au festival TransAmériques.

Lisez l’original ici.

Inscrivez-vous à notre infolettre

infolettre

Conception du site Web par

logo Webcolours

Webcolours.ca | © 2024 Lux éditeur - Tous droits réservés.