Une réflexion approfondie sur le rôle idéologique et culturel de la lumière dans le Montréal d’aujourd’hui
Composante essentielle de la vie urbaine, la lumière artificielle est au centre de l’affirmation et de la promotion des métropoles contemporaines. Cette question est analysée en profondeur par Josianne Poirier dans Montréal fantasmagorique, un ouvrage issu de sa thèse de doctorat, réalisée en 2018 à l’Université de Montréal. Dans une perspective critique, cet essai examine les illuminations dites spectaculaires du Montréal du XXIe siècle comme faisant partie d’une stratégie d’éblouissement à double tranchant. Poirier souligne la capacité des interventions lumineuses actuelles à revitaliser la ville à l’aide de nouvelles sensibilités formelles, tout en dissimulant les enjeux sociaux, économiques et historiques inhérents à l’urbanité. L’objectif du livre consiste à relever « ce qui s’exprime dans le chatoiement de la ville contemporaine, à partir de l’intuition que ce dernier exprime une part plus sombre de l’expérience urbaine que l’on voudrait le croire » (p. 13). Trois études de cas guident l’analyse, à savoir les illuminations scénographiques du Quartier des spectacles (QDS), la mise en lumière du pont Jacques-Cartier, intitulée Connexions vivantes (2017), et les projections vidéo de Cité Mémoire (2016) dans le Vieux-Montréal. À travers ces analyses, le livre propose de transcender le sentiment de réjouissance auquel ces installations lumineuses sont communément associées, pour interroger plutôt leur nature et les valeurs qu’elles véhiculent. Le livre est structuré en trois chapitres. Le premier fournit le cadre historique et théorique permettant de situer le développent de l’illumination urbaine, tandis que les deuxième et troisième chapitres présentent des études de cas qui illustrent la thèse.
En contextualisant les caractéristiques matérielles et symboliques de la lumière, le chapitre « Les lumières de la ville », introduit la nature ambivalente des illuminations. L’auteure construit judicieusement son argument en passant en revue les principaux fondements théoriques qui exposent le potentiel de la lumière comme agent de vérité et d’illusion. Fortement ancrée dans l’évolution des sociétés occidentales, la lumière aurait été depuis longtemps associée à une valeur positive marquée notamment par la philosophie des Lumières. Sur le plan urbain, l’éclairage public est présenté comme une manière d’imposer l’ordre et la visibilité aux espaces de la ville, mais aussi comme un moyen de promouvoir une idéologie du spectacle. Cette lecture courante de l’éclairage fait suite aux travaux de Dietrich Neumann (2002), David Nye (2018) et Wolfgang Schivelbusch (1993), entre autres, qui démontrent comment cette double signification culturelle de la lumière – répressive et festive – « traverse l’histoire de l’éclairage public jusqu’à nos jours » (p. 34). L’examen du rôle ambigu de la lumière artificielle et son empreinte sur la ville est éclairé par le concept de fantasmagorie, développé par Walter Benjamin au début du XXe siècle, pour évoquer l’expérience de la vie moderne. Poirier revient sur l’origine des spectacles de fantasmagorie pour démontrer comment ils relèvent d’une quête de mystification et de démystification d’une époque (p. 64). Tout en visant à créer des illusions visuelles porteuses d’historicisme, la fantasmagorie produirait également une sensibilisation à la tromperie grâce aux avancées techniques. Comme Benjamin, Poirier utilise ce terme pour renvoyer à la fois à une « projection lumineuse concrète » et à un « outil d’analyse théorique » (p. 68). Si la plupart des références historiques de ce chapitre se concentrent sur les cas européens (France et Angleterre) et étatsuniens (Chicago), un aperçu de l’évolution de l’éclairage public à Montréal est également présenté. Ce survol, bien documenté, ne semble pas mettre explicitement en relation le cadre théorique avec l’évolution historique de cette technologie à Montréal, mais présente plutôt quelques faits importants jusqu’en 1890, puis passe à la seconde moitié du XXe siècle pour esquisser les premières politiques d’éclairage public de la ville.
Dans le chapitre « Les images de la vitalité urbaine », l’auteure se penche sur des cas contemporains pour illustrer comment l’éclairage scénographique devient une stratégie permettant à la ville de produire et de diffuser une image idéale d’elle-même. À l’aide des exemples du Quartier des Spectacles (QDS) et de Connexions vivantes, Poirier explique comment les installations lumineuses servent à établir l’identité visuelle de Montréal, axée sur la culture et la créativité numérique. Plus qu’une simple question d’esthétisation urbaine, elle soutient que derrière ces projets se profilent surtout une instrumentalisation de la culture et une dynamique de marchandisation des espaces publics. Grâce à la mise en lumière des bâtiments, des places publiques et des dispositifs interactifs à l’usage du public, le QDS entend valoriser ses principaux espaces de diffusion culturelle. Cependant, selon l’auteure, cette initiative ne vise pas uniquement à favoriser l’appropriation citoyenne du quartier, mais surtout à établir une sorte de « signature visuelle » à des fins publicitaires et commerciales (p. 88). L’image désirée de Montréal en tant que métropole culturelle et technologique chercherait donc à attirer principalement des industries créatives et des acteurs privés en vue de son rayonnement local et international. Cet aspect est particulièrement visible dans Connexions vivantes, où l’intervention lumineuse du pont Jacques-Cartier par Moment Factory transforme l’infrastructure en icône présumée de Montréal. Sous couvert d’offrir un portrait de Montréal grâce au traitement des données massives en temps réel converties en spectacle lumineux, ce projet serait plutôt le reflet d’une réification de la technologie pour Poirier. En effet, la technologie y est célébrée comme une fin en soi et non comme un moyen de parvenir à une forme d’identification collective. Les illuminations monumentales comprises comme des fantasmagories seraient donc des « expressions sensibles de l’économie » qui participeraient à un processus d’institutionnalisation de la culture propre à la ville néolibérale (p. 73).
Le dernier chapitre est consacré aux projets contemporains qui font directement appel à l’histoire de Montréal et en propose une lecture interprétative. Intitulée « La pacification de l’histoire », cette section aborde le récit dominant qui accompagne les illuminations monumentales, en insistant sur leur capacité à évacuer tout élément en conflit avec l’image désirée de la ville. Le concept de fantasmagorie est ici rendu explicite par l’examen de Cité Mémoire, un circuit historique de projections vidéo conçues, comme Connexions vivantes, dans le cadre de la célébration du 375e anniversaire de Montréal. Faisant revivre des personnages du passé, Cité Mémoire met en scène des épisodes historiques allant de l’époque précoloniale à l’industrialisation de la métropole. Pour Poirier, plutôt qu’une rencontre entre le présent et le passé, la projection des différents tableaux théâtraux suggère une « réconciliation forcée ». La conscience historique est simplifiée pour satisfaire à un récit dominant, réduisant et brouillant la réalité subversive de certains événements. L’argument est renforcé par le retour au plan lumière du QDS et, en particulier, à ses propositions de conception d’éclairage qui renvoient à l’ancien quartier du Red Light de Montréal. En projetant des motifs lumineux rouges, le QDS chercherait à s’inscrire dans une continuité historique qui lui permet de revendiquer une identité associée à l’imaginaire festif et nocturne du Red Light. Pour Poirier, ce traitement superficiel de l’histoire donne lieu à une vision renouvelée et sécuritaire du quartier qui rend invisibles les différentes réalités ainsi que les dissidences sociales qui y habitent.
L’auteure conclut sa réflexion sur les contre-exemples que sont les projets L’ampleur de nos luttes (2019), réalisé par Jenny Cartwright en collaboration avec Le Sémaphore, et Sortir (2010), par l’artiste Aude Moreau. Le premier correspond à une projection commémorative dont la diffusion officielle a été refusée par le Partenariat du Quartier des Spectacles, alors que le second tient en une intervention lumineuse des bureaux de la Tour de la Bourse de Montréal. Ces projets soulignent la portée politique de la nuit et se présentent comme des alternatives à l’approche publicitaire et technique des illuminations monumentales discutées dans le livre. Ils nous permettent de comprendre ainsi l’agentivité de l’éclairage en dehors d’un discours institutionnalisé et d’envisager plutôt son potentiel sur l’appropriation urbaine et le droit à la ville.
Montréal fantasmagorique engage une réflexion approfondie sur le rôle idéologique et culturel de la lumière dans le Montréal d’aujourd’hui. Si le sujet apparaît par moments comme un prétexte pour aborder la question des politiques urbaines et culturelles de la ville, l’ouvrage n’en constitue pas moins une contribution significative à la littérature sur l’éclairage urbain et les Night Studies. En effet, peu de recherches ont été consacrées à l’étude de la lumière artificielle dans le contexte montréalais, et un regard critique et actuel s’impose. La présence de l’éclairage est devenue tellement banale et normalisée que son impact est rarement discuté. Ce livre invite donc à dépasser les considérations esthétiques et fonctionnelles pour reconnaître les effets de la lumière sur la pollution, la gentrification et l’aseptisation politique de l’espace urbain. Au-delà de la dénonciation – pertinente et nécessaire – il permet également de repenser plus largement les stratégies et les actions possibles face à la néolibéralisation de la ville.
Valeria Téllez Niemeyer, RACAR, vol. 48, no 1, 2023