Cachez (et torturez) ce migrant que l’Europe ne saurait voir
En 2017, une vidéo de CNN montrant un marché aux esclaves en Libye avait choqué le monde et attiré l’attention sur le terrible sort des migrants qui transitent par ce pays pour atteindre l’Europe. Puis on a tourné la page. Plus de six ans plus tard, pourtant, l’horreur perdure.
Encore aujourd’hui, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants – de l’Afrique subsaharienne, mais aussi de Syrie, du Yémen et d’Irak – sont gardés sous clé dans des centres de détention libyens, où ils subissent fréquemment chantage, extorsion et mauvais traitements.
Ou pire, ils tombent aux mains de bandits qui les confinent littéralement dans des centres de torture et demandent des rançons pour les libérer. Les histoires de viols, d’exécutions arbitraires, de mutilations et de tortures en tous genres y sont légion.
« La pire incarnation de la cruauté humaine », a déjà dit au sujet de ces geôles la pédiatre québécoise et travailleuse humanitaire Joanne Liu, lors d’un témoignage devant l’Union européenne.
Souvent, les migrants sont soumis aux deux systèmes parallèles. Leurs souffrances peuvent s’étirer sur des années pendant que le monde regarde ailleurs. L’Europe, elle, est complice par la bande en finançant notamment les garde-côtes libyens qui interceptent les migrants dans la Méditerranée et les envoient dans les centres de détention.
Pourquoi parler de ce sujet maintenant ? Deux pièces de théâtre montées à Montréal au cours des dernières semaines ont abordé cette tragédie. La première, Tremblements, présentée à Espace Go, s’est nourrie de l’expérience d’une jeune infirmière montréalaise envoyée en mission par Médecins sans frontières (MSF).
La seconde, Nos Cassandre – à l’affiche jusqu’à ce samedi à Espace libre à Montréal, mais aussi présentée du 23 avril au 18 mai à La Bordée à Québec –, est bâtie sur le récit de Joanne Liu, qui, en plus d’avoir participé à des dizaines de missions humanitaires, a été présidente internationale de MSF de 2013 à 2019.
Dans les deux œuvres théâtrales, les centres de détention libyens pour migrants sont dénoncés haut et fort.
Les exactions qui y sont commises et les balafres qu’elles dessinent sur la santé des détenus laissent des marques profondes sur les soignants.
« Ceux qui viennent en aide aux migrants font souvent face eux-mêmes à des traumatismes, notamment parce qu’ils trouvent parfois que leur action est décevante par rapport à la violence à laquelle les migrants font face. En Libye, lorsque nous contribuons à améliorer les conditions de vie en détention, nous nous demandons évidemment si nous ne risquons pas de valider cette pratique, note Jérôme Tubiana, conseiller sur les questions de réfugiés et de migrations pour MSF en France et en Libye. On ne doit pas oublier cependant que le plus grand traumatisme est celui de nos patients », précise-t-il.
L’organisme humanitaire est toujours présent en Libye, mais pas sans avoir été déchiré par des débats éthiques intenses au sein même de son personnel, comme en fait foi Nos Cassandre. En 2018, notamment, MSF a refusé une subvention de 63 millions de l’Union européenne pour assurer les soins aux prisonniers, dont les seuls crimes sont de fuir la guerre et la dictature ou de rêver d’une vie meilleure.
Le problème, c’est que le « modèle » libyen, loin de servir d’avertissement, est en train de s’étendre. On voit aujourd’hui des cas de détention contre rançon en Égypte, au Niger, en Algérie. Il y a eu des explosions de violence contre les migrants en Tunisie, souligne Jérôme Tubiana.
L’Europe, elle, continue de conclure des ententes avec des pays africains et des Balkans pour freiner le flot de migrants qui se rend jusqu’à ses rives. L’Italie vient d’annoncer une entente avec l’Albanie, où des demandeurs d’asile seront détenus en attente du traitement de leurs dossiers.
« On risque de voir apparaître de plus en plus de petits Guantánamo pour les migrants aux frontières de l’Europe dans des zones juridiquement floues », dit Jérôme Tubiana, en faisant référence à la prison américaine sur l’île de Cuba qui opère loin des lois et des protections américaines.
C’est aussi le constat que fait le journaliste français Émilien Bernard, dont l’essai Forteresse Europe sortira aux éditions Lux à la fin du mois. « L’Europe fait tout pour repousser et invisibiliser les personnes en exil. C’est ça, la logique », dit-il lors d’une entrevue par vidéoconférence. Parce que loin des yeux, loin de la colère du cœur.
L’auteur a lui-même fait le tour des murs qu’érige le continent pour repousser les migrants.
«En 1990, c’était la fin des murs à travers l’Europe. Mais là, on est passé en quelques années de 300 m de murs à 2000 km.»
– Émilien Bernard, journaliste
Ajoutons à tout ça les périls auxquels s’exposent tous ceux qui décident de s’aventurer en mer. À la fin de novembre l’an dernier, plus de 3300 migrants avaient péri ou disparu en Méditerranée depuis le début de l’année, selon le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies. En tout, 252 000 ont pu demander l’asile en Europe après la traversée.
Si ce chiffre vous paraît impressionnant, gardez en tête que le Canada, qui n’a pas le dixième de la population européenne, a accueilli 107 000 demandeurs d’asile en 2023 et plus d’un million de nouveaux arrivants.
Ces jours-ci, l’Europe planche sur les derniers détails d’un « pacte sur les migrations et l’asile », qui, s’il est adopté dans sa forme actuelle, cristallisera le système actuel d’externalisation des frontières. De sous-traitance de la répression des migrants.
Une gifle pour tous ceux qui ont souffert en Libye et ailleurs. Et qui, selon toute vraisemblance, vont continuer de le faire.
Laura-Julie Perreault, La Presse, 3 février 2024.
Photo: YOUSEF MURAD, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS. Des migrants sont ramenés en Libye après avoir été interceptés par des garde-côtes en mer Méditerranée, en octobre 2021.
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