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Photo. Un manifestant passe devant une peinture murale du journaliste uruguayen Eduardo Galeano.
29 novembre 2023

Eduardo Galeano, Alice au pays du réel

Les éditions Lux republient les œuvres majeures de l’essayiste et journaliste uruguayen Eduardo Galeano. Dans Sens dessus dessous, l’école du monde à l’envers, l’auteur livre une critique acerbe du néolibéralisme.

 

Un court préambule vaut pour avertissement, ou sert de guide, au choix. Eduardo Galeano convoque la figure d’Alice, qui, assoupie dans son salon, voyage à travers le miroir et gagne un monde à l’envers. L’écrivain et essayiste uruguayen l’affirme sans détour : si l’héroïne de Lewis Carroll était projetée à notre époque, elle n’aurait pas à s’endormir pour être transportée ailleurs ; il lui suffirait de se pencher à la fenêtre.

Sous la plume de Galeano, elle verrait alors le règne sans partage d’élites politiques et économiques voraces qui jouissent d’une totale impunité, alors qu’elles détruisent la planète, affament, polluent. Elle pourrait mesurer l’abîme des inégalités, les plaies du racisme, du machisme, ou encore combien la peur de l’autre et du plus faible est un mécanisme de domination, d’exploitation et de division. Elle se prendrait en pleine figure la violence et le cynisme du marché.

Avec humour et une bonne dose de sarcasme, le journaliste et chroniqueur livre des analyses politiques, voire philosophiques, décapantes sur le mode de chroniques qui le sont tout autant. Faits et chiffres à l’appui, il dépeint ce monde terrifiant, mais bien réel, qui est le nôtre. Sens dessus dessous, l’école du monde à l’envers a été écrit en 1998, en pleine apologie d’un capitalisme qui se croyait triomphant. Les penseurs de l’idéologie dominante, qui avaient alors pignon sur rue, martelaient l’idée qu’une nouvelle ère de prospérité naissait sous nos yeux, après « la fin du communisme », mais surtout grâce au libéralisme, forcément salvateur.

Eduardo Galeano prend un malin plaisir à démonter ce mythe et ses ravages. « Dépouillée de racines et de lien, la réalité devient le royaume du prix et du mépris : le prix, qui nous méprise, définit la valeur des biens, des personnes et des pays. Les objets de luxe suscitent l’envie des assujettis méprisés par le marché, dans un monde où le plus digne de respect est celui qui possède le plus de cartes de crédit. Les idéologues de brouillard, les pontifes de l’obscurantisme (…) nous disent que la réalité est indéchiffrable, ce qui revient à affirmer qu’elle est immuable. La globalisation réduit l’internationale à l’humiliation, et le citoyen exemplaire est celui qui vit la réalité comme une fatalité », dépeint-il.

Dans les années 1970 déjà, il avait bousculé les consciences en signant un essai magistral, les Veines bien ouvertes de l’Amérique latine, dans lequel il dénonçait la spoliation des richesses du continent depuis la colonisation espagnole jusqu’aux ravages de l’impérialisme.

Les éditions Lux ont eu la bonne idée de republier les œuvres majeures d’Eduardo Galeano que l’on présente, à juste titre, comme un observateur averti de son époque. On est bluffé par la modernité de son regard et de ses analyses tant son anticonformisme, sa pensée et son écriture sont d’une brûlante actualité. Il met d’ailleurs en garde les tenants de l’ordre existant car rien n’est immuable, tout est altérable : « Il y a toujours une grâce cachée dans chaque disgrâce, et tôt ou tard, chaque voix trouve sa contre-voix et chaque école, sa contre-école. »


Cathy Dos Santos, L’Humanité, 29 novembre 2023.

Photo: Un manifestant passe devant une peinture murale du journaliste uruguayen Eduardo Galeano, à Panama City. © Arnulfo Franco/AP/SIPA

Lisez l’original ici.

 

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