Reprendre les mouvements sociaux des mains de l’élite
Avec son livre L’élite cannibale, Olúfẹ́mi O. Táíwò s’interroge sur la façon dont les mouvements sociaux peuvent éviter d’être récupérés par les dominants.
Les élites récupèrent tout, et les mouvements sociaux n’y échappent pas. Alors comment peut-on s’assurer que les luttes continuent de servir ceux et celles qui les portent? Pivot s’est entretenu avec Olúfẹ́mi O. Táíwò, philosophe et auteur du livre L’élite cannibale : comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste), pour élucider la question.
Dans son livre dont la traduction française paraît cette semaine chez Lux, Olúfẹ́mi O. Táíwò expose un risque qui guette selon lui l’ensemble des mouvements sociaux : la récupération et le détournement par l’élite.
En effet, à l’intérieur d’un groupe ou d’un mouvement, certains individus avantagés par rapport aux autres vont naturellement exercer une plus grande influence. Celle-ci leur permet d’influencer les revendications et les valeurs des mouvements sociaux pour qu’elles concordent avec leurs aspirations, ce qui peut en changer la nature même, résume le philosophe.
Par exemple, à l’origine des luttes identitaires basées sur l’intersectionnalité, des mouvements comme la AIDS Coalition to Unleash Power(ACT UP, formée pour défendre les victimes du SIDA) ou le Combahee River Collective (une organisation féministe noire et lesbienne) visaient à transformer ou à remplacer les institutions qui perpétuent les inégalités, explique l’auteur.
Même si cette forme de contestation existe encore, une partie du mouvement a pris une forme différente au cours du temps, que le philosophe appelle « l’idéologie de la bienveillance ». Celle-ci cherche plus à tailler une place au sein des institutions de pouvoir pour les gens des communautés marginalisées qu’à remettre en question le système à l’origine des inégalités.
« Lorsqu’une grande compagnie, un parti politique ou un média invite une personne noire à se joindre à eux, est-ce que ça profite à sa communauté? Ça donne certainement un coup de pouce aux élites de la communauté noire qui aspirent à participer à la direction d’une grande entreprise, mais en fin de compte, on peut se demander si ça apporte grand-chose pour les autres », illustre Olúfẹ́mi O. Táíwò.
Des objectifs concrets pour éviter la récupération
« Il ne faut toutefois pas voir le phénomène comme une conspiration menée par quelques individus sordides. Même si c’est peut-être déjà arrivé de cette façon, c’est surtout un phénomène systémique qui aide justement les structures de pouvoir à se maintenir », remarque-t-il.
Ce caractère systémique de la récupération des mouvements sociaux par les élites la rend d’une certaine façon inévitable, prévient Olúfẹ́mi O. Táíwò. « Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas structurer nos mouvements de façon à limiter autant que possible l’influence des élites et s’assurer que les objectifs continuent à servir le plus grand nombre », croit-il.
Une des façons d’y arriver, selon lui, consiste à s’assurer d’organiser les luttes autour d’enjeux concrets et constructifs, plutôt que d’y aller de perspectives larges et idéologiques qui peuvent s’éloigner plus facilement des valeurs et objectifs qu’on cherche à défendre.
Par exemple, un comité logement où des voisins cherchent à exposer les pratiques d’un propriétaire malveillant va avoir des objectifs précis, ancrés dans la réalité des gens qui s’organisent. En revanche, un groupe d’universitaires qui dénoncent la dynamique de l’exploitation des locataires en général, aussi bien intentionné soit-il, peut plus facilement glisser vers des enjeux ou des revendications qui ne servent pas réellement la cause, illustre l’auteur.
Une chercheuse impliquée dans la lutte pour le logement abordable et qui est invitée à participer à l’élaboration de politiques sur le sujet risque d’orienter les comités vers des solutions beaucoup plus concrètes que si elle tire son expérience principalement de la tour d’ivoire, cite en exemple Olúfẹ́mi O. Táíwò.
« Ce n’est pas que ce soit nécessairement mauvais de réfléchir “dans l’absolu”, mais si c’est votre seule approche à l’action politique, ça peut poser problème », précise-t-il. « Bien sûr, en tant que professeur de philosophie, je ne suis pas complètement contre les réflexions théoriques, mais si on croit qu’il suffit d’avoir raison pour transformer le monde dans lequel nous vivons, c’est qu’on ne saisit pas l’ampleur de ce contre quoi nous nous battons », résume l’auteur.
Francis Hébert-Bernier, Pivot, 11 novembre 2023.
Photo: Elliott Jerome Brown Jr.
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