Saint Gérald
Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.
On risque d’être accusé de partialité quand on écrit la biographie d’un homme aimé de tous. À peu près toutes les personnes que j’ai interviewées pour mes recherches — une quarantaine — se souviennent de Gérald Godin avec émotion. J’ai cherché fort des opinions discordantes, chez ses ennemis politiques ou, pis encore, chez ses alliés. En vain. Bien sûr, il n’était pas un saint homme. De toute façon, même saint Augustin a volé des poires dans sa jeunesse, alors…
Marc Laurendeau me disait qu’en préparant un documentaire radiophonique sur le Parti québécois (PQ), il s’était rendu compte d’une chose : « Le modèle auquel tout le monde se référait, tous les interviewés, c’était Gérald Godin. » Autrement dit, il incarnait ce que le mouvement indépendantiste avait eu de plus généreux face aux autres, aux immigrants, aux « étranges », comme on disait dans le temps.
Depuis les années 1990, et particulièrement depuis la charte des valeurs québécoises de 2013, la politique québécoise semble avoir perdu de sa superbe en ces domaines. Avant les dernières élections générales, la chroniqueuse politique Josée Legault le disait sans détour : « Il manque un joueur majeur au gouvernement. Il lui manque un Gérald Godin. » Ma foi, était-il si extraordinaire que ça ?
Drop-out
Sa vie, à gros traits : Gérald Godin est né en 1938 à Trois-Rivières. Il vit sa jeunesse à moins de 64 mètres de la maison de Maurice Duplessis. Drop-out du collège classique, il devient journaliste au Nouvelliste. Parce qu’il se révèle être un gars très intelligent, il se fait remarquer et déménage à Montréal, où on le retrouve notamment à l’ONF, à Radio-Canada, à Cité libre et à Parti pris.
Les changements sont vertigineux : en quelques années, de 1958 à 1963, Godin passe d’un fédéralisme mollasson à un indépendantisme affirmé ; d’articles sur les problèmes d’aqueduc à Trois-Rivières à des entretiens avec tout le gotha montréalais ; d’une poésie éthérée et maladroite à des poèmes en joual. Dès 1962, il forme un couple avec la chanteuse et actrice Pauline Julien, une union qui deviendra pour plusieurs l’incarnation vivante du Québec en marche.
En 1976, le journaliste et nouveau professeur de communication à l’UQAM se retrouve candidat du Parti québécois contre le premier ministre Robert Bourassa, dans sa circonscription de Mercier. C’est une sorte de revanche pour l’homme interné pendant les événements d’Octobre. Contre toute attente, l’économiste est battu par le poète. Ce dernier sera député jusqu’à son décès. Entre-temps, il aura été ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles (1980-1985). Il meurt, en 1994, des suites d’une tumeur au cerveau, qui l’a grugé pendant dix ans, malgré d’impressionnantes rémissions et des périodes de réadaptation qui suscitent encore l’admiration.
Député thaumaturge
Saint Gérald : c’est le surnom que lui donnait son ami Jogues Sauriol. Après la récidive de son cancer en 1989, et à cause de sa volonté furieuse de guérir, Godin a bien quelque chose d’un député thaumaturge. Ses commettants le touchent, discutent avec lui de Dieu. L’homme a quelque chose du miraculé.
Trente ans plus tard, ceux et celles qui se réclament de Gérald Godin, comme sa successeure dans Mercier, Ruba Ghazal, ne font-ils que se doter d’une idole en étoffe du pays ? Gérald Godin serait-il devenu le héros de la « gauche radicale », pour reprendre les mots de l’actuel chef du PQ ?
Chose certaine, Mathieu Bock-Côté écrivait déjà, en mai 2015 : « À entendre parler certains, on pourrait croire que Gérald Godin a été le seul nationaliste ouvert dans l’histoire du Parti québécois. On répète son nom de manière incantatoire, comme s’il avait indiqué un chemin qu’on ne pourrait plus jamais quitter. »
Que peut-on dire à ce propos ? D’abord, le chemin tracé par Godin, les péquistes l’ont « quitté » depuis longtemps. C’était déjà le cas de son vivant. En 1993, Jacques Parizeau déclarait que la souveraineté pourrait se faire sans les anglophones et les allophones. Godin, indigné, avait alors affirmé que son chef venait de « scrapper » 15 ans d’efforts pour se rapprocher des communautés culturelles. « C’est à nous, ajoutait-il, de tenir des propos adaptés à la réalité qu’eux vivent. »
Pragmatisme
L’héritage de Godin n’est pas celui de la naïveté ou de l’idéalisme du poète égaré en politique. Comme ministre, Godin sait ce qu’il fait. Certes, c’est un humaniste, mais il est moins téméraire (au sens de prendre des décisions humanitaires sans trop en jaser avec le premier ministre au préalable) que son prédécesseur, le père Jacques Couture. Il a aussi un intérêt particulièrement marqué pour les immigrants économiques.
Aussi, l’homme, si près des syndicats dans les années 1970, est l’un des ministres les plus virulents pendant la grève des employés de l’État en 1983. Il propose même, au conseil des ministres, de renvoyer des enseignants. Le poète rêveur a échappé sa lyre depuis un bon bout de temps.
Il ne s’agit pas ici de faire les comptes. N’empêche : peut-on dire que Godin est un politicien authentique ? Oui. Comme je pourrais affirmer, après l’avoir étudié et lu pendant des années, qu’il était réellement sensible aux réalités des gens de sa circonscription. Qu’il était animé par l’idée que ce sont les immigrants et immigrantes qui revivifieront l’idée de pays, sans s’illusionner toutefois sur leur adhésion massive à la souveraineté du Québec. Il attendait peut-être un détour de l’histoire ou la magie des mots. Comme il le disait lui-même, alors qu’il était toujours ministre : « Je pense que les immigrants sont des poèmes au Québec. »
Dignité humaine
Si Godin est important aujourd’hui, c’est peut-être pour deux raisons. D’abord, il nous rappelle que le rapport au passé ne passe pas par son refus péremptoire. Il n’a jamais renié ses origines. Son ouverture sur le monde a ses racines à Trois-Rivières, auprès de son oncle haïtien Adrien Georges, mais aussi chez les missionnaires qui racontaient leurs voyages aux élèves des Filles de Jésus.
Ce n’est pas au gré de ses propres voyages que Godin a eu l’intuition du grand large, mais dans une école de la rue des Ursulines. Chez Godin, jeune conservateur devenu tenant d’une gauche populaire et non orthodoxe, les ruptures existent, certes. Mais les changements politiques, sociaux, intellectuels et artistiques de l’homme n’ont jamais été faits de reniements. C’est là un fait rare.
La seconde raison m’est apparue plus récemment. Pour ce faire, peut-être fallait-il vivre dans le contexte des débats sur l’immigration et sur tout ce qui semble, du moins pour certains, participer de la fin de la civilisation québécoise et, tant qu’à y être, de la civilisation tout court.
Peut-être fallait-il, aussi, que je tombe dans les archives de Radio-Canada sur cette entrevue du ministre Gérald Godin à l’émission Impacts, en janvier 1984. Robert Guy Scully s’entretient alors avec son interlocuteur à propos des immigrants sans papiers, qui sont à cette époque entre 50 000 et 200 000 au Canada. Question de l’animateur : « Pensez-vous que les pays riches, comme le Canada, vont devoir, peut-être brutalement, resserrer leurs frontières face aux pays pauvres ? » Godin refuse l’idée, croit au contraire qu’on ne doit pas freiner la mobilité et qu’il faut profiter de l’extraordinaire vitalité de tous ceux qui se déplacent dans le monde, avec ou sans papiers.
Ce n’est pas tant cette réponse, que l’on aurait devinée, qui frappe. C’est le ton du ministre. Gérald Godin n’a pas l’air d’un homme assiégé. Il ne donne pas l’impression que le fatum va bientôt s’abattre sur le Québec. Le ministre répond aux questions de manière décontractée, mais sérieuse. Bien sûr, les chiffres (la « plomberie », dit-il) arrivent très vite dans sa réflexion ; Gérald Godin n’était pas plus tête en l’air que n’importe quel ministre. Mais ces considérations arrivent quand même après l’humain.
Ce qui étonne dans cet entretien, c’est la bienveillance du ministre plutôt que la crispation à laquelle nous sommes aujourd’hui habitués. De nos jours, il n’est pas rare d’entendre un premier ministre en campagne électorale, questionné sur l’intégration des immigrants, sortir, de but en blanc, que les Québécois n’aiment pas la violence et qu’« il faut s’assurer qu’on garde ça comme c’est là actuellement ».
Un ministre de l’Immigration peut dire, pendant cette même campagne électorale, que « 80 % des immigrants s’en vont à Montréal, ne travaillent pas, ne parlent pas français ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise ». Après les élections, la nouvelle ministre de l’Immigration (l’ancien a été muté au ministère du Travail) déclare à propos du chemin Roxham : « Ça ne règle absolument rien que de proposer de [le] fermer. » Elle est terrassée sur son cheval et déclare, quelques heures plus tard : « Roxham, il faut que ça ferme. Je l’ai dit la semaine dernière : Roxham, basta ! On en a assez de ce flot incessant de demandeurs d’asile qui rentrent de manière irrégulière. » Basta, oui.
Godin ne pouvait imaginer, en janvier 1984, sur un plateau de Radio-Canada, tous les défis auxquels les gouvernements futurs seraient confrontés. La crise des migrants et celle des réfugiés climatiques, entre autres. Mais ce sont là des phénomènes historiques semblables à tous ceux que Godin étudiait, le soir, à la bibliothèque de l’Assemblée nationale, dont il était l’un des usagers les plus assidus.
Si Gérald Godin est si important, aujourd’hui, c’est parce qu’il avait l’intuition que les phénomènes historiques passent ou cassent, mais que la dignité humaine, elle, demeure. Plutôt, elle doit demeurer intacte, partout, 24 heures sur 24, dans Mercier ou ailleurs. C’était sa conviction. Et je vois mal pourquoi celle-ci ne serait plus possible aujourd’hui.
Jonathan Livernois, Le Devoir, 21 octobre 2023.
Image: Tiffet
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