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Scène du film «À couteaux tirés».
22 août 2023

«Les riches nous imposent une société de pornopulence»

Entretien avec la sociologue Dahlia Namian, autrice d’un essai sur « la société de provocation », un terme emprunté à Romain Gary pour désigner « cet ordre social où l’exhibitionnisme de la richesse érige en vertu la démesure  ».

Mégayachts, îles artificielles, bitcoin, fusées, soirées arrosées… Les mille visages de la richesse s’étalent chaque jour en Une de l’actualité, sur les réseaux sociaux et, surtout, dans notre inconscient collectif. Résultat ? Pour la sociologue et professeure à l’université d’Ottawa, « bernés par les prestidigitations des ultra-riches, nous les regardons, stupéfaits, dilapider les ressources de la planète  » tandis que les inégalités demeurent.

D’où le titre de son nouvel essai en forme de pamphlet sans concession, à paraître ce 22 août aux éditions Lux : La société de provocation – Essai sur l’obscénité des riches. Une référence explicite au roman Chien blanc de Romain Gary, dans lequel l’ancien résistant fustige « cet ordre social où l’exhibitionnisme de la richesse érige en vertu la démesure et le luxe ostentatoire tout en privant une part de plus en plus large de la population des moyens de satisfaire ses besoins réels ». De passage à Paris, Dahlia Namian a répondu à nos questions.

Usbek & Rica : En 2018, le milliardaire Elon Musk avait expédié une voiture électrique dans l’espace depuis la base de lancement de Cap Canaveral, en Floride, celle-ci étant censée « voguer en boucle dans l’espace, durant des milliers, voire des millions d’années ». En quoi cette anecdote est-elle révélatrice de ce que vous appelez « l’obscénité des riches » ?

Dahlia Namian: Elon Musk fait partie d’une mouvance d’ultra-riches qui cherchent à accumuler du capital. Bien sûr, pour les capitalistes, l’objectif a toujours été de conquérir l’espace au sens large, de façon à faire fructifier leur capital. Les processus de colonisation et l’impérialisme l’ont bien montré. L’idée de conquête de l’espace s’inscrit dans cette continuité, avec une dimension carnavalesque renforcée : on peut en rire – d’ailleurs on ne sait même pas si les entrepreneurs qui se lancent là-dedans se prennent eux-mêmes au sérieux – mais ce n’est pas que de la poudre aux yeux. Ce lancement fait partie d’une véritable stratégie, qui participe à faire fructifier et à maintenir ce système qui leur profite.

Usbek & Rica :  Selon vous, nous vivons dans une « société de provocation ». De quoi s’agit-il ?

Dahlia Namian: L’expression vient du roman Chien blanc de Romain Gary, écrit à la fin des années 1960, dans un tout autre contexte. Pour résumer, la société de provocation est un ordre social qui érige en vertu la surconsommation, le luxe ostentatoire, et qui permet à une minorité de personnes de s’acheter des îles privées, des superyachts et des SUV, tout en empêchant une partie de plus en plus importante de la société de répondre à ses besoins élémentaires. Nous sommes, me semble-t-il, dans cette situation. Plus besoin de caricature, la minorité d’ultra-riches qui domine l’ordre économique se livre bien, aujourd’hui, à une forme d’exhibitionnisme !

Les Américains parlent d’ailleurs de wealthporn à ce propos, terme qu’un journaliste du Devoir a très justement traduit par « pornopulence ». Les riches nous imposent effectivement une société de pornopulence, où le luxe s’étale partout, sans aucune limite, de la pub à la télé en passant par les réseaux sociaux. Dans le même temps, de plus en plus de personnes, notamment parmi les classes moyennes, peinent à payer leurs factures quotidiennes, à se loger et à se nourrir dignement. La société de provocation est notre réalité quotidienne : celle d’un capitalisme débridé, sauvage. La seule différence avec la société que décrivait Romain Gary dans les années 1960, c’est qu’on perçoit désormais très bien les conséquences désastreuses de cette richesse sur le climat

Image de deux personnages du film «Parasite»
Extrait du film Parasite © The Jokers.
Dahlia Namian: Par ailleurs, il est intéressant de noter que l’idée de provocation est habituellement associée à celle de duel, de combat. Or, aujourd’hui, les ultra-riches semblent intouchables. La résistance et la contestation ne semblent pas suffisantes pour freiner ce phénomène, quand bien même il s’agit d’une toute petite minorité d’individus. Comment l’expliquer ? Je ne réponds pas à cette question dans le livre, mais je dois dire qu’elle m’interpelle…

Usbek & Rica : Vous parlez de « minorité », mais le problème, est-ce les 0,1 %, les 1 % ou les 10 % des plus riches ?

Dahlia Namian: À ma connaissance, il n’existe pas de seuil de richesse dans la plupart des pays riches (en France, l’Observatoire des Inégalités avait défini en 2020 un « seuil de richesse » symbolique, fixé à 3 470 euros par mois après impôts pour l’équivalent d’une personne seule, ndlr), du moins sous une forme officielle comme pour le seuil de pauvreté. L’instauration d’un tel indicateur permettrait d’y voir un peu plus clair sur le sujet.

Au-delà des chiffres, il faut prendre conscience que les inégalités sont multiples. Si on s’en tient uniquement aux salaires, on n’a qu’une vision très partielle du problème. Les premières inégalités sont celles du patrimoine aujourd’hui. De ce point de vue, les indicateurs d’Oxfam me semblent être les plus pertinents. Surtout, plus il y a de concentration de ces richesses dans les mains de quelques-uns, plus il y a concentration du pouvoir politique. Certes, la richesse permet d’acheter toutes sortes de biens nuisibles et engendre des catastrophes climatiques. Mais c’est surtout le fait qu’elle permet d’avoir une influence sur les décisions publiques qui pose problème.

Usbek & Rica : On entend souvent dire que, parce que les riches détiennent de grandes capacités d’investissement, il faudrait les inciter à « mieux investir » leur argent. En quoi ce raisonnement est-il trompeur ?

Dahlia Namian: Ce raisonnement est très révélateur de notre vision des choses. On voit les ultra-riches comme les seuls créateurs de richesse. On leur voue une admiration sans borne. On souscrit à cette idée méritocratique qui voudrait que tous les riches entrepreneurs soient partis de rien, aient travaillé très dur pour gravir les échelons – ce qui est faux. On pense donc que, si on les impose, ils risquent de partir ailleurs, alors qu’ils créent de la richesse, de l’emploi. Et ce serait évidemment un drame…

À l’inverse, on parle toujours des travailleurs comme étant des sources de charges, de coûts, jamais comme les principaux créateurs de richesse, alors même que, sans eux, le système économique tout entier s’effondrerait – là où on se demande bien quel genre de cataclysme pourrait arriver si les grands patrons acceptaient de diviser, ne serait-ce que par deux, leurs salaires. Toutes les logiques d’exploitation et de domination sont donc rendues opaques par ce genre de raisonnement trompeur.

Usbek & Rica : Observez-vous un changement de paradigme chez les jeunes générations ? Sont-elles moins tolérantes vis-à-vis des inégalités ?

Dahlia Namian: En tant qu’enseignante, j’ai l’impression que de plus en plus de jeunes prennent conscience des inégalités, de leur caractère injuste et insoutenable, notamment du point de vue climatique. De par cette conscientisation croissante, beaucoup de jeunes sont désormais capables d’identifier les responsables. On n’a jamais autant parlé de décroissance, par exemple, et c’est tant mieux.

Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Et même pour les personnes conscientisées, les choses ne sont pas toujours aussi simples. Nous sommes toutes et tous immergés dans ce mode de vie, nous y tenons encore beaucoup. Une série comme L’Agence (diffusée sur TF1 et Netflix, où la famille Kretz tente de s’imposer dans le milieu très fermé de l’immobilier de luxe, ndlr) fascine beaucoup de monde, y compris chez les jeunes générations. Cela traduit bien une certaine ambivalence : on se moque des riches, on les méprise mais, en même temps, on aspire à leur mode de vie.

Usbek & Rica : À propos d’ambivalence, vous citez cette anecdote bien connue : en 2020, l’artiste Banksy a financé un navire de sauvetage illégal qui portait le message suivant : « Comme la plupart des gens qui réussissent dans le monde artistique, je me suis acheté un yacht… pour naviguer sur la Méditerranée. » Or selon vous, cette intervention met en lumière, au-delà de ses bonnes intentions, « une autre facette de la société de provocation : la tendance à transformer la tragédie humaine, par un coup d’éclat, en spectacle ». Que voulez-vous dire par là ?

Dahlia Namian: J’aime beaucoup Banksy en tant qu’artiste, mais cette action est effectivement assez gênante. Dans ce chapitre, j’avais envie de mettre en parallèle deux phénomènes contemporains : d’un côté des superyachts en pleine croissance ; de l’autre des migrants qui se noient chaque jour en essayant de traverser la Méditerranée. En l’occurrence, il me semblait intéressant de souligner le côté superficiel de l’action de Banksy. Au quotidien, la souffrance et la misère des migrants restent invisibles… mais on voudrait les fétichiser à travers une sorte de coup d’éclat médiatique, plutôt que de s’interroger sur les causes structurelles de cette misère.
Photo de sept personnages du film «À couteaux tirés».
Extrait du film À couteaux tirés © Lionsgate
Dahlia Namian: Ceci étant dit, la lutte contre les inégalités doit aussi être une lutte de visibilité – et je crois que c’est aussi ce qu’envisageait Banksy à travers son action. Aujourd’hui, on permet aux riches de montrer leur richesse en toute impunité, sans aucun contre-pouvoir. Le sociologue Grégory Salle parle d’ailleurs de « réclusion ostentatoire » à ce propos : non seulement les riches sont visibles partout dans la société, mais en plus ils parviennent à rendre complètement invisibles les sources de ces richesses ! Pour les migrants, à l’inverse, c’est l’appareil de surveillance massif et oppressant qui s’impose à eux qui a été rendu totalement invisible.

Usbek & Rica : Que faudrait-il faire, selon vous, pour aboutir à des échelles de richesse moindre ?

Dahlia Namian: Il faut distinguer le court terme et le long terme. Dans l’immédiat, on pourrait commencer par rétablir un semblant de justice fiscale. Selon Oxfam, un impôt allant jusqu’à 5 % sur la fortune des multimillionnaires et des milliardaires du monde entier pourrait rapporter 1 700 milliards de dollars par an, soit une somme suffisante pour sortir 2 milliards de personnes de la pauvreté, combler le déficit de financement des appels humanitaires actuels et lancer un plan d’éradication de la faim sur dix ans. Ces sommes démentielles pourraient être investies dans des politiques publiques et des programmes ambitieux de lutte contre la pauvreté, entre autres.

Par ailleurs, on pourrait réduire les écarts de salaires entre les PDG et les salariés qui ne font qu’augmenter selon tous les rapports récents, notamment celui de l’Institut des politiques publiques. Le plus frustrant est que cet accroissement est le résultat de politiques publiques qui favorisent la liberté des grands patrons… Au Canada, par exemple, les gains en capital sont imposés à seulement 50 %. Or c’est vraiment là que les profits se situent – et donc là qu’on pourrait aller chercher l’argent. De même, augmenter les salaires minimums est un dispositif très simple.

Après, est-ce que cela serait suffisant ? Non. C’est une réponse parmi d’autres. Ceux qui considèrent que taxer les riches ne ferait que continuer à légitimer le système capitaliste n’ont pas tort. C’est d’ailleurs pour cela que l’on entend de plus en plus des ultra-riches se dire prêts à payer davantage d’impôts : ils ne perdent pas grand-chose à le faire et, si cela devenait une réalité, ils passeraient pour des héros tout en conservant d’autres pouvoirs – de patrimoine, par exemple. Il faut donc être plus ambitieux et renouveler nos imaginaires politiques, y compris dans les luttes sociales. Il ne suffit pas de dire que l’on veut augmenter le pouvoir d’achat. Il faut continuer à parler de décroissance et essayer d’enchanter cet imaginaire autant que possible.


Pablo Maillé, Usbek & Rica, 22 août 2023.

Lisez l’original ici.

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