«La Mémoire du futur»: révoltes populaires au Chili
Les éditions Lux publient La Mémoire du futur : Chili 2019-2022, du philosophe français Pierre Dardot. Ce spécialiste du marxisme revient sur les manifestations populaires menées au Chili ces dernières années et sur leurs conséquences politiques, dans un contexte où la fronde, plurielle et parfois très ancienne, a été nourrie, en sus, par trois décennies de néolibéralisme.
Les mouvements sociaux de 2019 au Chili ont été motivés par une colère croissante envers les politiques économiques néolibérales mises en place sous la dictature de Pinochet dans les années 1970 et 1980, et ensuite perpétuées par les différents gouvernements qui se sont succédés à Santiago. Ces politiques ont eu pour effet de concentrer la richesse entre les mains d’une élite économique toujours plus restreinte, tout en condamnant une partie importante de la population à la précarité. Les manifestants ont exprimé des revendications sociales et politiques de natures diverses, touchant tant à l’éducation, la santé, le logement ou les droits des travailleurs. L’événement déclencheur qui a conduit à ces mouvements sociaux, la hausse soudaine du prix du ticket de métro, ne doit évidemment pas masquer l’essentiel. Car comme le verbalise très bien Pierre Dardot, ces mécontentements populaires trouvent des racines anciennes dans les communautés mapuches, les mouvements féministes ou les cercles estudiantins.
L’auteur en reprécise les tenants : les Mapuches ont toujours entretenu des rapports complexes et conflictuels avec l’État chilien. Les Incas et les Espagnols ont cherché, en vain, à assujettir cette communauté. Une conquête militaire, connue sous l’expression euphémique de « pacification de l’Araucanie », s’est ensuite déroulée entre 1860 et 1883. Il s’agissait en réalité d’une guerre de conquête et d’extermination, menée par le gouvernement chilien, visant à l’annexion pure et simple de tout le territoire mapuche. Plus tard, sous Pinochet, on assiste à un démantèlement du mouvement indigène par les forces armées et à la promulgation de décrets qui consacrent la liquidation des réserves occupées par ces communautés. Le terrain était donc propice à la formation d’une voix mapuche forte dans les mouvements sociaux récents. Leur opposition au système néolibéral, les Mapuches le partagent d’ailleurs avec les femmes, cantonnées à une vision traditionaliste du familialisme. Longtemps, les centres de mères ont été dirigés par des épouses de militaires et se sont assimilés à des organisations de contrôle et de domestication. L’émergence d’une conscience de genre a été progressive. Dans un contexte de laisser-faire économique exacerbé, le crédit a ensuite occasionné une charge mentale supplémentaire pour les femmes, synonyme de précarité. Ces dernières ont par ailleurs été engagées dans le droit au logement, pour ne citer que cet exemple.
Le mouvement étudiant a souvent été confronté aux carabineros. En 2001, quand il protestait contre la remise en cause de ses droits, en 2006 lors de la Révolution des Pingouins (contre la privatisation de l’éducation) ou encore en 2011. Pierre Dardot ne manque de souligner qu’il se caractérise par sa cohérence, sa solidarité et une réelle diversité politique. L’inventivité des actions menées (des flashmobs aux parcours de course en passant par des sites Internet de sensibilisation spécifiquement dédiés à la cause estudiantine) ont permis, notamment, d’inscrire la réforme de l’éducation dans le débat public. La Mémoire du futur : Chili 2019-2022 revient amplement, avec force détails, sur ces trois cœurs battants de la contestation sociale au Chili. Mais l’ouvrage ne s’arrête pas en si bon chemin, puisque Pierre Dardot revient sur l’organisation institutionnelle et politique du Chili (avec les lois organiques héritées du pinochisme), sur la difficile et parfois spécieuse transition démocratique, sur un concertationnisme local fondé sur l’acceptation de la Constitution de 1980, dont la rédaction a été dirigée par Jaime Guzman, un disciple de Friedrich Hayek, inspirateur du néolibéralisme.
Opérant des ponts avec Boeninger ou Carl Schmitt, opposant démocratie consensuelle et majoritaire, se penchant et s’épanchant sur la nouvelle Constitution chilienne et les choix parfois discutables qui y ont présidé, Pierre Dardot en appelle au bout de sa réflexion à faire preuve d’inventivité politique. Chemin faisant, il aura rappelé les conséquences désastreuses du néolibéralisme chilien (mise en concurrence des écoles publiques et privées, privatisation des retraites, dette étudiante, etc.), il aura noté l’accent mis par Elisa Loncon, présidente de la Convention constituante, sur le Chili plurinational et interculturel, il aura épinglé les conservatismes en vigueur auxquels cette Convention a fait face, il aura évoqué un préambule constitutionnel affirmant l’unicité du peuple chilien et la pluralité des nations qui le composent, mais aussi la démocratie inclusive et paritaire ou encore ces biens communs naturels protégés par un État gardien. Cette collection de bonnes intentions, à certains égards indispensables, a toutefois fait l’objet d’un rejet massif, expliqué par la défiance des Mapuches envers l’État, les craintes exagérées relatives au logement ou à l’avortement et la peur de voir se transformer le Chili en une multitude de petits États…
D’une plume claire et généreuse, Pierre Dardot recontextualise à la fois les fondements des mouvements sociaux récents mais aussi leurs aboutissants politiques et sociétaux. Il décrypte un malaise renforcé par trente années de néolibéralisme et une organisation politique chilienne invitant, de par sa nature, à l’incrémentalisme et à la démobilisation. Une lecture éclairante, source d’espoir comme de désenchantement.
Jonathan Fanara, Le Mag du ciné, 5 février 2023.
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