1312 raisons d’abolir la police, et quelques stratégies pour le faire
Est-ce qu’un jour le terme « abolitionnisme » cessera en France de désigner des discours anti travail du sexe pour faire référence, comme aux États-Unis, au Canada ou au Royaume-Uni, aux réflexions pour une abolition de la police et de la prison ? 1312 raisons d’abolir la police, le livre qui vient de paraître, dirigé par Gwenola Ricordeau, contribue à cette évolution lexicale et à la diffusion des idées et des stratégies abolitionnistes.
Ouvrage d’anthologie qui rassemble un ensemble de traductions de textes abolitionnistes issus du monde anglo-saxon, il nous montre toute la richesse et la diversité de ces mouvements politiques. Nous en avons discuté avec Gwenola Ricordeau, sociologue, professeure associée en justice criminelle à la California State University et abolitionniste du système pénal. On lui doit notamment l’important Pour elles toutes (Lux Editeur) pour une approche abolitionniste du féminisme, autour duquel nous l’avions interviewée l’année dernière. Cette fois-ci, elle fait œuvre de transmission et de circulation des idées. Elle nous raconte qui sont ces abolitionnistes qui se situent au cœur des luttes révolutionnaires et de justice sociale.
Manifesto XXI – Quels sont les enjeux spécifiques liés à la traduction des textes et des enjeux abolitionnistes du monde anglo-saxon vers la France ? L’histoire de la police et son fonctionnement actuel sont très différents dans chacun de ces pays. Qu’est-ce qu’il est intéressant de comparer et qu’est-ce qui, à l’inverse, est spécifique à chaque pays ?
Gwenola Ricordeau : Le but de l’ouvrage est de donner accès à un lectorat francophone à des réflexions et des luttes issues d’Amérique du Nord. Lorsqu’on réfléchit à l’abolition de la police dans le contexte de sociétés capitalistes, occidentales, il y a surtout beaucoup de choses en commun [entre ces espaces géographiques], davantage que des spécificités. Les fonctions de la police ne sont pas différentes d’un pays à l’autre, donc d’un côté comme de l’autre, il y a la nécessite d’un projet révolutionnaire d’abolition de la police. Il n’y a pas, à mon sens, une radicalité qui serait spécifique à l’Amérique du Nord. Par contre, il y a une avancée des stratégies et des débats abolitionnistes qui sont intéressants à apporter dans le contexte francophone. En revanche, une des spécificités du contexte étatsunien est qu’il y a peu de discussions en termes de révolution. Le mot même de « révolution » est peu utilisé (encore moins qu’en France), y compris dans la gauche dite « radicale ».
Quelle est la structuration du mouvement abolitionniste en France, autant au niveau du terrain qu’en termes de recherches et de théorisations ?
Pour ce qui est des revendications en tant que telles, le projet d’abolir le système pénal, la police et la prison, n’est pas le monopole des mouvements abolitionnistes. Il y a, dans les mouvements révolutionnaires (un processus de changement profond d’une structure entamé, dans ce cas, par des personnes minorisées par le système en place, ndlr), déjà cette idée d’abolir la police puisque le projet même d’abolir l’État et de renverser le système capitaliste, amène à penser l’abolition de la police. Donc les expressions abolitionnistes peuvent se développer en dehors des mouvements qui s’identifient comme abolitionnistes, comme les mouvements de lutte contre les violences policières. Il faut distinguer le fait de se réclamer d’une identité politique et contribuer à l’avancée des idées.
Pensez-vous que l’on pourra voir naître en France, pays qui a exclu depuis plusieurs siècles les structurations politiques communautaires, des organisations de justice transformatrices et des formes de soin et de régulation des conflits autonomes et locaux ?
L’organisation sociale étasunienne est sans doute plus propice à ce type de justice communautaire. En même temps, l’idée même de justice transformatrice n’est pas quelque chose de figé, mais doit se penser selon les réalités sociales et les besoins des communautés et des individus qui ont commis ou subi un préjudice. C’est un appel à créer nos propres formes de justice non punitives qui répondent à nos besoins en tant que communauté, et en tant que victime ou auteur de préjudices. Leur développement se heurte à l’organisation de la vie dans une société capitaliste. Outre le risque de reproduction de rapports de domination au sein de ces alternatives, on a peu de temps et de ressources pour s’occuper de nos affaires. L’autre obstacle est le système pénal lui-même qui s’approprie nos conflits et ne nous permet pas de nous occuper de nos préjudices et de la manière dont on voudrait y répondre.
Ne craignez-vous pas des formes de confusion si on applique trop rapidement un logiciel politique américain à la France, où les formes politiques sont différentes ? Par exemple, l’État n’a pas du tout la même forme aux États-Unis et en France.
Le livre propose de comprendre des débats et perspectives au sein des mouvements abolitionnistes. J’y développe ma propre vision dans le dernier texte, mais cela ne veut pas dire que je suis d’accord avec toutes les stratégies. Ensuite, certes, les spécificités de la police étasunienne ont sans doute contribué à faire émerger un mouvement abolitionniste beaucoup plus clairement qu’en France. Les forces de police sont extrêmement nombreuses et, avec l’histoire fédéraliste, elles sont très locales. Du coup, les citoyen·nes se sentent plus proches de leur police, iels peuvent prendre des décisions au niveau local sur leur police, ce qui contribue sans doute à penser la police de façon plus critique et radicale. Cependant, on ne peut pas penser la police sans penser le capitalisme et le suprématisme blanc. Il y a des différences entre les États-Unis et d’autres pays occidentaux, la police étasunienne tue par exemple beaucoup plus, mais la police tue dans tous les pays. On n’est pas dans une différence de nature, mais dans des nuances. Aux États-Unis, les réformistes parlent de la police en Europe qui serait moins violente, moins raciste. Or, être abolitionniste, c’est refuser de dire qu’il y a une meilleure police, car on remet en question son existence même.
Justement, quand on ne connaît pas ce qu’il désigne, le mot abolitionnisme peut effrayer par sa radicalité (« on ne peut quand même pas complètement se passer de police ! »), comme si la police avait toujours existé ou était un phénomène universel. Pouvez-vous revenir sur les raisons de l’existence des polices occidentales ? Pourquoi le réformisme n’est-il pas une option ?
Si on veut en finir avec l’organisation de la société telle qu’on la connaît, on bute sur la police. Donc dire clairement un projet révolutionnaire aujourd’hui, c’est assumer un antagonisme et une conflictualité avec la police. L’enjeu est de dénoncer l’illusion réformiste, l’illusion d’une police que l’on pourrait améliorer. La police ne dysfonctionne pas, elle fonctionne telle qu’elle doit fonctionner, pour maintenir le capitalisme, le suprématisme blanc, le patriarcat, le validisme (une contribution de Mad Resistance porte spécifiquement sur cet aspect-là). On ne remet pas en cause ses travers, mais son existence même.
Pour continuer sur votre critique du réformisme, est-ce que selon vous l’abolitionnisme est un mouvement qui peut servir d’inspiration à toutes les gauches pour sortir du réformisme ? Autrement dit, est-ce que toutes les luttes devraient être pensées au prisme de l’abolitionnisme ?
C’est effectivement ma perspective. C’est pour cela que j’appelle à défliquer les luttes, pour rompre avec certains courants qui se prétendent progressistes, tout en ne pensant pas la question de la police, voire qui pensent la police comme un allié potentiel du progrès social, que ce soit les luttes féministes, LGBTQIA+ ou antiracistes.
Vous développez dans votre livre l’exemple du féminisme carcéral qui prône comme stratégie politique la prison pour les auteurs de violences sexistes et sexuelles. Ce qui est effrayant est qu’il existe maintenant aussi un transféminisme carcéral, où certain·es militant·es trans mettent leur énergie dans la défense de la punition carcérale pour les agressions et meurtres transphobes. Pourquoi est-ce que ces stratégies, qui reposent sur la victimisation, mènent à l’impasse ?
Lorsqu’on en appelle à la punition, rien de nous assure que cela fasse régresser le système de domination qui permet ces crimes. C’est même plutôt l’inverse. La criminalisation de certains auteurs peut nous détourner d’un projet politique qui est d’en finir avec ces systèmes de domination. Un des textes, celui de Yanick Marshall (PhD en African studies, professeur associé à l’université de Knox, ndlr), remet en cause tous les appels à ce que les policiers rendent des comptes, car cela s’inscrit très bien dans le réformisme. Cela entretient l’idée qu’il y aurait des « brebis galeuses » qui devraient être punies, mais que le système fonctionne bien. Or les rapports sont systémiques, c’est cette question qu’il faut adresser.
Concrètement, quelles sont les stratégies abolitionnistes ?
Il n’y a pas un abolitionnisme, mais il y a des tactiques et différentes stratégies. Je décris principalement trois formes [destruction, abandon, démontage] qui dans la réalité des luttes peuvent se recouper. On a beaucoup entendu parler de la tactique qui consiste à demander le définancement de la police, dans le contexte de Black Lives Matter et à la suite du meurtre de George Floyd. Cette stratégie correspond à un démantèlement de la police par étapes. Par définition, cette stratégie n’est pas révolutionnaire. Quand on considère l’organisation de groupes et de modes de vie consistant à se passer de police et à construire des alternatives à la police, c’est une autre forme de stratégie également abolitionniste. Il faut donc avoir à l’esprit cette pluralité d’options. À mon sens, ces trois stratégies sont nécessaires et complémentaires.
Quels sont les liens entre l’abolitionnisme et nos formes de subjectivité ? Comment tuer le·la flic en nous ?
En effet, il ne s’agit pas simplement d’abolir la police en tant qu’institution si cela se traduit par de nouvelles formes de surveillance et de contrôle qui peuvent être liées à la technologie, et aussi à des comportements individuels qui finalement permettraient de se passer de police, car chacun·e ferait le flic à l’égard des autres. Il est donc important d’avoir à l’esprit que la cible c’est les formes de surveillance, de contrôle, de maintien de l’ordre, qu’il ne faut pas reproduire à l’échelle individuelle ou communautaire. Par contre, il faut aussi se méfier d’une tendance, qu’on peut voir dans certains courants abolitionnistes, mais pas que, qui fait des luttes progressistes des formes de développement personnel. C’est-à-dire des luttes qui nous invitent à devenir de meilleures personnes, de meilleur·es militant·es, dans une sorte d’egotrip individualiste, alors qu’il s’agit de processus collectifs. Par exemple, la lutte contre le suprématisme blanc, ce n’est pas seulement de faire que les blanc·hes aient moins de stéréotypes de race.
Une plus large part du budget de la police va chaque année aux équipements technologiques, et les villes contemporaines sont de plus en plus surveillées. On peut ajouter à cela la surveillance quotidienne exercée par nos propres outils technologiques. A quel point est-il urgent selon vous de faire le pont entre abolitionnisme et critique de la surveillance ?
C’est effectivement une question primordiale, car on pourrait envisager une abolition de la police qui serait remplacée par d’autres dispositifs de surveillance. Le texte de Brendan McQuade (sociologue, professeur associé à l’université de Soutern Maine, ndlr) dans le livre va en ce sens, il nous invite à cette vigilance. C’est une question d’autant plus importante que la surveillance peut prendre des formes relativement indolores avec tout ce qui est surveillance électronique et développement de la police prédictive.
Le livre aborde beaucoup la question des liens entre police et services sociaux et médicaux. On peut pointer notamment le caractère répressif et la centralité des institutions enfermantes dans la médecine occidentale, ce qui fait clairement le lien avec les luttes trans, mais aussi le racisme et l’entrelacement des services sociaux et médicaux avec les (néo)colonialismes. Comment concilier les luttes pour les services sociaux et médicaux, dont les budgets réduisent chaque année au profit des institutions policières et des armées, et la transformation de ces services pour qu’ils cessent d’être des endroits de violence envers ces potentiel·les bénéficiaires ?
Aux États-Unis il y a ce slogan important : « care not cops » [du soin, pas des policiers]. Une des limites des stratégies de définancement de la police est qu’elles peuvent appeler à davantage de travailleur·euse·s sociaux·ales et de personnels de santé mentale pour assurer des tâches de contrôle social. Il faut être vigilant car si on pense sérieusement la question du validisme, de la santé mentale, de la psychiatrisation notamment des personnes trans, il est évident qu’on ne peut pas se contenter de mesures basées sur des vases communicants qui retirent de l’argent à la police afin de développer (voire d’armer) le corps des psychiatres et des services sociaux. Les luttes pour l’abolition de la police, à mon sens, ne peuvent pas se construire en-dehors des luttes handies, trans, antiracistes et contre les formes de surveillance et d’encadrement des populations les plus pauvres.
Mais comment répondre aux besoins en termes de soin ?
Il faut distinguer les besoins, qui sont légitimes, notamment en santé mentale, et les usages, par exemple de la psychiatrie, qui peuvent faire problème. Une des contributions est écrite par Kirk « Jae » James et Cameron Rasmussen, deux travailleurs sociaux qui appellent à penser un travail social abolitionniste, donc en rupture avec les formes de travail social qui contribuent au contrôle et à la surveillance des pauvres. On peut aussi penser des services de soins en santé mentale qui sont au service des personnes.
Comment pensez-vous votre place en tant que personne blanche dans ce champ de recherche et de militantisme ?
Je pense que les privilèges vont avec des obligations. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi non pas d’écrire moi-même un livre, mais de faire une anthologie qui puisse contribuer à faire entendre d’autres voix que la mienne, en particulier celle des personnes non blanches, des autochtones. Mais quand on parle de position sociale, cela ne peut pas être réduit à la question de la race. Je ne suis pas seulement une personne blanche mais aussi une femme, j’occupe une position sociale privilégiée, celle d’enseignante dans une université, vivant dans une colonie de peuplement que sont les États-Unis. Je me pense également comme une personne affectée par la criminalisation de proches, affectée par la violence d’État. Par ailleurs, un livre s’inscrit dans une production de savoirs qui, tout en se voulant critique, ne peut pas échapper à l’organisation de la société telle qu’elle est aujourd’hui. J’espère que ce livre est une invitation pour d’autres lectures, d’autres discours. Un livre peut participer de la circulation d’idées, mais un livre n’est jamais qu’un livre et les luttes se mènent sur le terrain politique.
Luki Fair, Manifesto.XXI, 23 janvier 2023.
Photo: Life Matters
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